Une biographie de Pierre Vidal-Naquet, un défi. Je vais être honnête : si j’ai parcouru le travail de François Dosse[1], je ne l’ai pas « lu », comme souvent quand on a connu la personne ; dans une biographie il manque la chair, mais cela m’a incité à raviver le souvenir de mes contacts avec Pierre Vidal-Naquet. Notre première rencontre, ce fut en juillet 1959 aux éditions à Lausanne[2] ; précaution d’alors, Pierre me contacte avec un mot de référence de Jérôme Lindon. Son savoir m’impressionna d’emblée, mais s’il était implacable avec les faiseurs, il n’y avait pas chez lui de posture de supériorité, l’échange paraissait égal, néanmoins, « du haut de son Parthénon », bien que nous ayons seulement trois ans de différence d’âge, je l’ai toujours considéré comme un « ancien ».
Lors de ce premier contact, notre échange porta évidemment sur l’état de l’affaire Audin, la saisie de La Question, la diffusion de Témoignages et documents publié dans le cadre du Centre du Landy. Mais la principale raison pour laquelle nos rencontres et échanges épistolaires allaient devenir réguliers fut un livre à paraître. Pour faire connaître la violence de la répression durant la bataille d’Alger, des avocats du collectif de défenses des militants algériens, Jacques Vergès, Michel Zavrian et Maurice Courrèges, avaient constitué un dossier : Le Cahier vert, constitué de lettres des familles s’adressant aux autorités pour savoir ce qu’il était advenu de leur fils, de leur mari, de leur frère, arrêté par les parachutistes et des réponses, à l’identique, qui leur étaient parvenues des autorités militaires, de police ou administratives : « la personne est inconnue de leur service ou a été libérée ». Ce qui signifiait en clair qu’elle était une des milliers de victimes de la bataille d’Alger. Ce dossier, publié dans Les Temps Modernes, complété avec Le nouveau cahier vert, il était projeté que je le publie sous le titre Les Disparus et nul mieux que Pierre Vidal-Naquet n’était en mesure de faire l’analyse de ce document brut. Pierre rédigea une postface aux Disparus, argumentée et percutante, intitulée : Le Cahier vert expliqué, qui concluait : « il n’est rien de tel qu’une mort sans cadavre pour imposer à la fois la terreur et le désespoir. »
Le livre dans les mains à l’imprimerie, en l’ouvrant jaillit dans la postface de Pierre une énormité : Le Cahier vert, répertorie nommément cent soixante-quinze cas de disparitions. Dans le bain lausannois j’avais relu sans sourcilier, « cent septante cinq cas ». Je m’attendais à ses foudres, cela se limita à le signaler dans un courrier. La raison de son indulgence est peut-être due au fait qu’après la déportation de ses parents Pierre a vécu en Suisse. Ce temps, dont nous avons plusieurs fois parlé, le faisait aimer le cénovis, l’égal de la Marmite anglaise, pâte riche en vitamines que, pendant la guerre, on tartinait pour les enfants. Qui y a goûté dans son enfance, l’aimera toute sa vie.
Jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie, nos contacts, que ce soit par les éditions de Minuit, les éditions Maspero ou, source importante de documents dénonciateurs, par Vérité-Liberté, dont il était un des initiateurs, furent continus. Ainsi, Pierre me propose de regrouper dans un livre pour le Comité Audin, le rapport Wuillaume, le rapport secret de Maurice Garçon à la première mission de sauvegarde, le rapport Teitgen et un texte de Laurent Schwartz comme préface. Est-ce pour des motifs policiers, institutionnels ou financiers ? Je n’en ai plus le souvenir, le projet fut entravé et n’aboutit pas. Un livre qui ne paraît pas, c’est un échec.
L’Algérie indépendante, nos échanges continuèrent, la revue Partisans, en donnait l’occasion. Poursuivant mon parcours, je publiais des textes du parti communiste chinois qui, avec le retrait des librairies des titres publiés et le refus de diffuser les textes nouveaux se rapportant aux divergences idéologiques, subissait l’ostracisme des partis communistes soutenant la position du parti soviétique. Pierre ne me rejoignait naturellement pas dans ce cheminement, mais il m’écrit alors « Même si je ne partage pas, par méfiance pour le « modèle révolutionnaire, toute (un mot non déchiffré), je suis néanmoins heureux que tu mettes à notre disposition des documents indispensables. »
Mon expulsion de Suisse pour mes activités politico-éditoriales, mon passage en Belgique et mes années en Albanie, espacèrent beaucoup nos échanges. Mais, après mon installation en Suède, occupé à la diffusion du livre francophone, je retrouvai, lors de mes venues à Paris, mes amis et Pierre, aux Hautes Études, rue Monsieur Le Prince, ou chez lui, avec Geneviève, sa précieuse compagne. Invité à l’université de Turku où il prononça sa conférence classifiant les opposants à la guerre d’Algérie en Dreyfusard, tiers-mondiste ou bolchevik, il s’arrêta sur le chemin du retour quelques jours chez moi à Uppsala. Lui posant la question de savoir à quelle qualification j’appartenais, sa réponse fut sans appel : « bolchevik évidemment ». Lors de son séjour, il y eut une visite incontournable, celle du Gustavianum et de son amphithéâtre anatomique construit par Olof Rudbeck. Olof Rudbeck à qui Pierre me dit faire souvent référence dans ses cours comme l’exemple d’un scientifique et humaniste, l’un des plus grands de son temps, qui sombra dans une aberration : une Suède, qui serait l’Atlantide, demeure des dieux, dont tous les grands peuples seraient issus. Il évoque aussi lors de son séjour, son souhait d’aller en Albanie, non pas par attrait pour son régime, mais pour y visiter Apollonia, Butrint et autres sites archéologiques grecs. Cela put se concrétiser et Pierre eut comme guide Ismaël Kadare.
Une autre circonstance d’échanges fut l’affaire Faurisson/Chomsky. Des articles de Robert Faurisson niant les chambres à gaz suscitent de vives réactions, mais une pétition qui internationalise le débat est lancée aux États-Unis pour défendre « la liberté de parole et d’expression ». Noam
Chomsky signe la pétition, d’où une nouvelle polémique, à laquelle il répond par un texte, « Quelques commentaires élémentaires sur le droit de la liberté d’expression » qu’il envoie à Serge Thion avec « le droit de l’utiliser à sa guise ». Faurisson publiait alors Mémoire en défense chez La vieille taupe, l’éditeur de Serge Thion. Le texte de Chomsky devient la préface de Mémoire en défense. Soutenir le droit d’expression est une chose, cautionner un livre par une préface en est une autre. Cela suscite des réactions, dont celle, très vive, de Pierre Vidal-Naquet dans Esprit. Jesper Svenbro (aujourd’hui membre de l’Académie de Suède), qui a suivi les cours de Pierre Vidal-Naquet, et dont Pierre m’a à plusieurs reprises mentionné les qualités intellectuelles, publie dans la presse suédoise un article faisant référence à la position de Pierre Vidal-Naquet. Cela suscite une réaction de Jan Myrdal, soutenant Noam Chomsky, à laquelle Pierre répondra.
Pour Jan Myrdal, la liberté de la presse, scellée par la Suède en 1776 avec une loi est un fondement intouchable. Derrière l’intensité des oppositions, réside un malentendu sur le droit à « la liberté d’expression. » Il n’y a aucune divergence sur ce point entre Pierre Vidal-Naquet, Noam Chomsky et Jan Myrdal. Il l’a écrit et il me l’a dit à plusieurs reprises, Pierre était contre toute censure ou interdiction des écrits de Faurisson pour pouvoir ainsi les combattre et dénoncer « la secte dont il est le prophète[3] ». Mais il refusait toute ambiguïté dans leur dénonciation, Chomsky avait pu être abusé, trompé par Serge Thion et La vieille taupe avec la publication de son texte comme préface du livre de Faurisson, mais la liberté d’expression affirmée, Faurisson n’était pas, comme l’écrivait Noam Chomsky « une sorte de libéral apolitique » Le temps ayant passé, une « conciliation » fut envisagée, un ami était en contact avec Noam Chomsky, je l’étais avec Pierre Vidal-Naquet, nous avons songé à la possibilité à la possibilité d’un échange (ce à quoi Pierre était ouvert), mais le temps de la vie ou plus ne l’a pas permis.
Le dernier contact avec Pierre, ce fut pour dénoncer les guerres buschiennes. Avec l’ADIF[4], nous organisons en 2006 un colloque : Droit international humanitaire et impunité des États puissants, avec notamment la participation de Tadatochi Akiba, maire d’Hiroshima, Ramsey Clak, ancien Attorney General des États-Unis, Stéphane Hessel, Madeleine Chemillier-Gendreau, Samir Amin, Michael Parenti, Lee Roberts, William Blum, Jan Myrdal… Je rencontre Pierre pour solliciter qu’il intervienne. Son état de santé ne le permet pas, mais il soutient pleinement l’initiative, je lui demande alors d’être le président d’honneur de la conférence, ce qu’il accepte et, s’il ne put être présent lors du colloque, ses conseils furent précieux.
Lors de l’une de nos dernières rencontres, il me dit : « Te rappelles-tu la date de notre première rencontre ? Je reste coi, il me l’indique. Comment peux-tu t’en souvenir ? La correspondance. Pour l’historien, toute pièce est une archive. Il y eut l’inéluctable, l’adieu à Forcalquier, ce lieu dont il m’avait si souvent parlé.
Je conclurais par les lignes à son hommage écrites dans les attendus du colloque[5] : « Pierre Vidal-Naquet était de ceux que l’on écoute, car dès les premiers contacts on comprend que l’on a tout à apprendre. Aujourd’hui nous sommes privés de sa vigilance à dévoiler, de ses traits aussi fulgurants qu’implacables, les imposteurs qui mentent à l’Histoire ou qui l’utilisent à leurs fins. Il nous reste l’image de l’ami, disponible et fidèle. »
[1] François Dosse, Pierre Vidal-Naquet, une vie. Éditions le Découverte, 2020.
[2] Éditions La Cité.
[3] Pierre Vidal-Naquet, De Faurisson et de Chomsky, Esprit
[4] Association pour la défense du droit international humanitaire.
[5] D. Iagolnitzer, V. Rivasseau, N. Andersson, Justice internationale et impunité, le cas des États-Unis, L’Harmattan, 2007.