L’écrivain Dritero Agolli appartient à une autre génération, celle qui comme enfant a vécu la lutte de libération. Avant, me dit-il, les Albanais avaient « une mentalité socialiste, communiste, mais encore féodale et ceux qui se sont portés à la tête de la démocratisation de l’Albanie, l’on fait avec des mentalités bayraktars (féodales) ». Lors du passage de l’ancien au nouveau régime, « la voie démocratique » faisait croire aux gens « qu’ils mangeraient dans des cuillers en or » ; délire collectif, on a commencé à incendier l’Albanie pour détruire la mémoire : les bâtiments des coopératives, les étables, les centres culturels et de santé, les bibliothèques, il fallait tout détruire, même les serres, les plantations d’oranges, de citrons, d’oliviers. Ainsi, aujourd’hui, des dizaines de milliers d’Albanais vont récolter agrumes et olives en Grèce[1]. Sur les barrages des centrales hydroélectriques, on arracha à coup de pioches le ciment et le marbre des digues, au risque que villes et villages soient submergés. Le pays était intoxiqué par la théorie du repartir du niveau 0 ». Et Dritero Agolli de conclure : Force est de constater qu’il ne s’est pas encore remis de ce délire destructeur et que les mentalités bayraktars dominent toujours la vie politique albanaise.
Cette déconnexion des politiques, Edi Rama en fait le constat dans une formule imagée : « La vitesse à laquelle marche la société albanaise n’est pas la même que celle de la classe politique, l’Albanie est un pays avec une énergie hors norme, un enthousiasme rock’n roll, mais sa classe politique est très ringarde… on a des positions politiques virtuelles, un délire de grandeur, des idées artificielles de puissance, très provinciales, alors qu’il faudrait de l’humilité et du réalisme »[2]. En Albanie comme ailleurs, se constate la « grande disparité qu’il y a entre le nécessaire et le possible ». Genc Ruli, directeur de l’Institut des recherches internationales, souligne pour sa part que le libéralisme a revêtu, en Albanie, les formes de l’anarchie économique, ce que démontre le pourcentage élevé de l’économie informelle, presque 30% du produit national. Ce constat amène une interrogation, pouvait-il en être autrement quand les donneurs d’ordre que sont les gouvernements et les institutions internationales prônent comme objectif le lek (l’argent) et le chacun pour soi ? En Albanie, comme ailleurs, ont récolte ce que l’on sème.
« Grande Albanie » et réseaux mafieux
Abordant les sentiments nationalistes, question centrale si l’on pense aux projets prêtés aux Albanais de vouloir une Grande Albanie unifiant l’Albanie et le Kosovo, l’opinion largement prédominante est que les Kosovars sont des Albanais avec lesquels on a une histoire commune jusqu’en 1913, mais distincte depuis. Les retrouvailles, après 1990 et notamment lors de la guerre du Kosovo, ont été fortes, mais ont fait prendre conscience aux Albanais, comme aux Kosovars qu’au delà d’une appartenance commune, leur histoire diffère. L’idée d’une « Albanie ethnique » est une instrumentalisation qui se heurte inéluctablement aux ambitions et prétentions d’une Grande Serbie, du nationalisme oustachi croate, d’une Grande Bulgarie et de la Megali idea grecque. Chacune de ces idéologies irrédentistes a pour objet de redessiner les frontières de son pays en prenant pour référence le moment qui lui est le plus favorable dans le cours des invasions, des migrations, des guerres et des empires successifs qui ont fait l’Histoire des Balkans[3]. Quadrature du cercle, chacun étant le spolié de l’autre, quintessence de haines et de conflits, si l’Albanie reste enlisée dans les dérives politiques et économiques, tous ceux que j’entends témoignent qu’il faut éviter une dérive ethniste.
Sur la situation au Kosovo et le rôle de la communauté internationale, on me rapporte également une anecdote révélatrice : un Albanais est trouvé mort sans trace des raisons de son décès : Serbes, Albanais et experts occidentaux concluent qu’il est mort pour avoir mangé des champignons vénéneux. On trouve un Serbe mort, sans trace des raisons de son décès, Serbes, Albanais et experts occidentaux concluent qu’il est mort pour avoir mangé des champignons vénéneux. On trouve un mort, Serbe ou Albanais ? Il a été tué avec une telle sauvagerie qu’il est impossible de l’identifier, Serbes, Albanais et experts occidentaux concluent qu’il est mort pour avoir refusé de manger des champignons vénéneux.
Autre question très préoccupante, celles des réseaux mafieux et du crime organisé. Lors d’un entretien, mon interlocuteur est très clair, il « n’y a pas de crime organisé sans liens avec les pouvoirs ». Genc Ruli souligne la gravité du problème : « Je ne voudrais pas paraître comme un prophète de mauvais augure, mais si l’on n’entreprend pas une guerre contre les réseaux mafieux on ne peut pas exclure que des États balkaniques puissent, comme des États d’Amérique latine, passer sous la mainmise des cartels de la drogue. »
C’est là certes un problème albanais, mais plus largement balkanique, européen, mondial, qui ne peut être résolu au niveau de la seule Albanie. Ce que confirme le premier ministre Majko Pandeli : « l’Albanie ne peut affronter de façon isolée ces problèmes, d’autant plus qu’elle n’est pas seule concernée ; quand on parle de trafics, il s’agit de trafics transnationaux ». Edi Rama résume ce qui ressort de tous les entretiens que j’ai sur ce sujet : « Qu’il s’agisse de la drogue ou de la prostitution, les mafias albanaises ont trouvé ces marchés, mais elles ne les ont pas créés ». S’il y a trafic, c’est qu’il y a un marché et ce marché n’est pas en Albanie, en Albanie il y a les hommes de main, les parrains qui imposent leurs règles par la violence et la corruption.
Une fierté abandonnée
Pour s’entretenir des rapports de l’Albanie à l’OTAN je rencontre le ministre de la Défense. Rencontre ponctuée par deux moments, l’un amical et surprenant, l’autre qui m’a profondément choqué. Attendant que l’on vienne me chercher pour me conduire au bureau du ministre, passe un ami albanais, chaleureuse accolade, même sympathie que celle que nous partagions il y a de nombreuses années. En se quittant il me tend sa carte de visite, je découvre avec amusement qu’il est aujourd’hui directeur de la military intelligence service au ministère de la Défense. L’autre moment, choquant celui-là : entrant dans le bureau du ministre, j’y vois arborés trois drapeaux, le drapeau albanais, comme il se doit, le drapeau européen (si elle n’est pas membre de l’Union, l’Albanie fait partie de son espace géographique) et le drapeau des États-Unis. Je considère inacceptable, hors les circonstances d’une rencontre bilatérale, dans quelque ministère que ce soit, plus encore dans celui de la défense, de déployer le drapeau d’un autre État. Signe d’allégeance, mais aussi d’une fierté abandonnée, le contenu de notre entretien sur l’intégration de l’Albanie à l’Occident et à l’OTAN se trouvait ainsi cadré[4].
Un exemple de cette fierté abandonnée m’a été donné en regardant une publicité télévisée dans laquelle on voyait trois partisans albanais arrêtés par les Allemands, placés devant le poteau d’exécution. Au moment où ils vont être fusillés, ils sortent de leurs vestes une bière allemande, embrassade générale, leur vie est sauve ! Qu’il soit possible d’arriver à une telle parodie, à une telle auto-humiliation touchant la lutte de libération nationale d’un peuple, montre le degré de conditionnement possible des opinions publiques aujourd’hui.
Un retour au passé
Je rencontre également lors de mon séjour Nexhmije Hoxha et Ramiz Alia ; toujours actifs, ils interviennent dans le débat public avec la publication de souvenirs ou d’opinions. Pour me rendre chez Nexhmije Hoxha qui partage un logement avec un membre de sa famille dans la banlieue de Tirana, je prends un taxi. L’adresse donnée, le chauffeur me dit d’emblée, vous allez chez Nexhmije, je confirme, il ajoute, si vous êtes un ami de Nexhmije, alors voilà mon numéro de téléphone, si je peux vous être utile, vous m’appelez. Arrivés, nous échangeons avec Nexhmije Hoxha, les formules de politesse, puis nous abordons diverses questions dont celle, très sensible pour elle, du Kosovo, dont elle est originaire, ce qui l’a amenée, regrettant qu’une nouvelle fois ont ait attendu que la maison soit en feu pour appeler les pompiers, à défendre l’intervention de l’OTAN. On peut lui objecter qu’il est des pompiers pyromanes , la subjectivité est une composante de la pensée, personne n’y échappe, plus encore dans des situations où les peuples se déchirent, c’est la chair qui parle, non les principes, il faut l’entendre, et aucun argument de raison n’est dès lors acceptable.
Nous parlons également de la période socialiste, de ses avancées et de ses revers. Je me souviens d’une rencontre précédente à Paris, le reproche avait été fait de n’avoir pas, en 1990, eu recours à l’armée en Albanie pour défendre la révolution; je l’interroge à ce sujet. Elle me répond sans hésitation : « Nous avions perdu la confiance du peuple, on ne peut faire intervenir l’armée quand on n’a plus la confiance du peuple. » Une réserve qui n’a pas été celle de nombreux « démocrates », qui souligne une imprégnation de l’importance des liens avec le peuple sans quoi rien n’est possible.
Ramiz Alia m’accueille dans son appartement. Depuis notre dernière rencontre il a été le dernier président de la République populaire d’Albanie. Toujours un regard vif et une ouverture à aborder les questions les plus délicates. Le temps et les événements n’ont rien touché à sa sérénité, il reste écouté dans ses avis sur la situation en Albanie et la situation internationale. Pour Ramiz Alia, l’un des problèmes de l’Albanie est le faible niveau des dirigeants politiques, leur manque de sens de l’État, ce que démontrent les déchirements qui perdurent.
Cela me remet en mémoire une discussion que j’avais eue avec un expert européen chargé de la conduite de la phase de transition après la fin du régime communiste. Réservé sur la façon dont celle-ci avait été menée en installant aux forceps de nouveaux pouvoirs « démocratiques », il m’avait confié qu’il eût été judicieux, le temps de la consolidation, de maintenir au pouvoir Ramiz Alia, qui avait des capacités de chef d’État. Mais les dirigeants étatsuniens et européens, obsession de nettoyer au karcher tout ce qui était peu ou prou communiste, n’ont pas raisonné ainsi, on sait ce qu’il est advenu. Au moment les échanges de politesse pour quitter Ramiz Alia, il ajoute, rappelant le temps de la radio et des éditions : « On a bien travaillé ensemble ». Je me suis souvent interrogé sur ce propos. Je revis une fois Ramiz Alia, de passage à Paris.
D’une allégeance quémandée à une appartenance refusée
L’Occident triomphant a d’évidence manqué de raison dans sa vision idéologique de la démocratisation et de l’intégration de l’Albanie et des Balkans. Comme les pouvoirs socialistes ont cru qu’établir la propriété sociale des moyens de production pouvait mécaniquement modifier les modes de penser, les pouvoirs occidentaux ont cru qu’il suffit de procéder à des élections pour, mécaniquement, établir la démocratie. La démocratie n’est pas un montage institutionnel, elle ne peut être que la conquête d’un long cheminement historique, dans lequel priment les données internes à chaque société ; il apparaît toujours plus évident que la démocratie représentative n’a été qu’une forme du fonctionnement de la démocratie à un moment de l’histoire.
L’aspiration en Albanie à être « européen » s’exprime avec tant de force dans tous les entretiens que l’on souhaiterait qu’elle soit réalisée ; mais, comme au XIXe siècle, les Balkans restent cette périphérie, ce protectorat, cette Afrique de l’Europe que l’on se partage ou que l’on néglige. Comment comprendre l’écrasant « paternalisme européen », comment expliquer le silence de l’Europe sur ses échecs dans cette partie du continent, comment assumer cette absence de respect qui fait que l’on n’écoute pas plus les autres peuples des Balkans que les Albanais.
Ces mots d’hier, quinze ans ont passé depuis le reportage effectué pour le Monde diplomatique, demandent toujours à être entendus, maintien d’un rapport du fort au faible, du nanti au dénué, l’Albanie et les Balkans restent ignorés.
NA
[1] Nous sommes en 2002, en 2016, le flux migratoire se poursuit.
[2] Concernant Edi Rama, voir la note 4 dans le blog : L’Albanie reste isolée 1
[3] NA, Prévenir les crises, le contre-exemple du Kosovo, in « L’Europe et la prévention des crises et des conflits, le long chemin de la théorie à la pratique », Ed. L’Harmattan, 2000
[4] L’OTAN et les Balkans, Le Monde diplomatique, juin, 2002