1956 : Roland Barthes donne une conférence Lausanne
Il est des choses qui se fixent dans la mémoire, d’autres, infiniment plus nombreuses, qui s’oublient, sans que cela tienne toujours à leur importance ; celles qui s’inscrivent sont, avec le temps, l’objet d’interprétations qui deviennent certitudes. Ainsi, dans Mémoire éclatée, rapportant la conférence de Roland Barthes organisée en 1956 dans le cadre des Amis du Théâtre populaire avec Pierre Canova, j’écris que « le succès public fut restreint… notre capacité organisationnelle s’en trouvait relativisée », et d’ajouter, mais « Roland Barthes fit montre d’une grande compréhension ». Compréhension et simplicité d’autant plus réelles que, comme accueil, il logea dans la chambre de Pierre Canova et que pour le nourrir le repas fut préparé par ma mère ; difficile d’être plus simple.
Sauf que, concernant le public, je ne sais si dans ma mémoire il y eut confusion avec une autre initiative ou si j’éprouvai, au moment de l’événement, ce sentiment; au contraire de mon affirmation, le succès public ne fut pas restreint. Deux articles en témoignent, l’un de Claude Jeanlos, critique à l’égard de Rolande Barthes, dans La Feuille d’Avis de Lausanne, l’autre, favorable, de Michel Vidoudez, dans la Tribune de Lausanne.
Confirmant que ce ne fut pas un public « restreint », le détracteur précise que le conférencier s’exprime « devant une centaine de personnes » et l’approbateur qu’il parle devant un « nombreux auditoire ». Ma mémoire est prise en flagrant délit de fausse certitude. C’est là prétexte à rappeler la conférence de Roland Barthes, d’autant que les deux articles qu’elle a suscités permettent un jeu de rôle sur l’interprétation d’une même conférence, Claude Jeanlos, le détracteur, devenant D et Michel Vidoudez, l’approbateur, A.
Trois ans après la parution du Degré zéro de l’écriture, D. s’étonne « qu’on puisse ouvrir la séance en disant qu’il est inutile de présenter Roland Barthes ».
A. réagit, Roland Barthes, un inconnu qui égrène les Mythologies dans Les Lettres nouvelles et nous « fait part des expériences qu’il a faites au cours des trois années consacrées à Théâtre populaire, qui mène un important combat contre le théâtre ‘bourgeois’ et assène de grands coups à la critique du théâtre ‘officiel’ ».
D. poursuit : « Pour autant que j’aie saisi les méandres de sa dialectique et son étalage d’abstractions… je ne sache pas que les aliénations dont souffre le théâtre empêchent quiconque de juger une pièce bonne ou mauvaise et d’affirmer que le meilleur des classiques, même présenté par Jean Vilar, ‘ne le concerne pas’ ! »
A. s’étonne, où est l’étalage d’abstractions quand le conférencier a dit sans méandres : « La critique peut difficilement dire du mal des ‘Classiques’ ; elle pense toujours, en effet ; que ce sont des reliques sacrées auxquelles on ne peut pas toucher… Pourtant, si le TNP montait Marie Tudor de Hugo, Roland Barthes pourrait parfaitement proclamer que cette pièce le blesse et qu’elle est ‘politiquement basse’. »
D. assène alors : « Barthes prête à sourire quand il « affirme avec un sérieux de cathédrale que le ‘théâtre d’avant-garde est précieux, notamment par ces ruptures du langage conventionnel’. »
A. rétorque, précieux certes, mais nuance, pour Roland Barthes : « Le théâtre d’avant-garde est une portion du théâtre ‘bourgeois’, car il y a toujours un moment où il s’accommode fort bien de l’avant-garde. Néanmoins, les bouleversements scéniques apportés par ce mode d’expression doivent être accueillis de façon sympathique. »
D. avoue alors « humblement ne pas en avoir supporté plus », Roland Barthes s’en serait pris à Montherlant et de conclure : « Si encore une fois j’ai bien compris, les seuls auteurs ‘valables’ sont Ionesco, Bertolt Brecht et Adamov, c’est beau quand même la tolérance !… »
A. s’interroge ? Plus qu’une « intolérance » à l’encontre de Montherlant, Giraudoux ou Anouilh, ne serait-ce pas, d’avoir affirmé que « le théâtre semble gardé par une caste historienne, journalistique et artisanale » qui fut insupportable à D. ?
Ce divorce des écoutes (la reproduction des articles permet de juger ma part de mauvaise foi) n’est autre que celui des opinions, de la confrontation de laquelle il peut sortir des dialogues utiles et d’autres qui ne le sont pas.
C’est précisément la question des limites des débats ultérieurs que Roland Barthes pose dans une lettre adressée à Pierre Canova avant sa venue (lettre également reproduite), dans laquelle il dit préférer aux débats post-conférences une rencontre où l’on peut « parler de tout, théâtre compris ».
De l’utilité des rencontres où l’on parle de tout, dans une seconde lettre, après sa venue à Lausanne, Roland Barthes poursuivant le dialogue engagé, donne à connaître l’intérêt qu’il porte à ce qui se fait en Suisse, qu’il s’agisse des traductions de Brecht par Walter Weideli ou du devenir de la revue Domaine suisse[1].
« Parler de tout, théâtre compris », il n’est meilleure fin à ce blog, que l’article de Roland Barthes : Pour une définition du théâtre populaire, publié dans Clartés en 1955[2] ; à chacun d’être son détracteur ou son approbateur.
Nils Andersson
[1] Voir sur ce blog : Foisonnement de revues, quand Lausanne rompt la pesanteur ambiante.
[2] Clartés, n° 3, mai 1955.