Dans Mémoire éclatée, je relate le pourquoi de manuscrits refusés ou non publiés et les raisons politiques qui motivent la conduite; des considérations qui diffèrent s’il s’agit du manuscrit envoyé par un compagnon de cellule de Charles Maurras ou celui de François Mitterrand déposé aux éditions. Il est un autre manuscrit non publié, les événements ayant rendu nos opinions discordantes, qui ne s’efface pas dans ma mémoire tant le parcours de l’auteur, dans les flux et reflux de l’histoire, était exceptionnel.
En 1964, je reçois, à La Cité, un manuscrit envoyé de la prison de Bellechasse, dans le canton de Fribourg. L’auteur,Manoel von Wartburg, y relate son extraordinaire trajectoire partant de l’Afrique du Sud. Fils d’un ingénieur suisse et d’une Mozambicaine, par les relations de son père, après intervention de l’Ambassade de France, il est le premier métis accepté à l’université du Cap où il obtient, non sans connaître vexations et injures, une licence en sociologie africaine. Nouvel avatar, sous le régime de l’apartheid, elle n’est valable que pour un enseignement supérieur « aux noirs », qui n’ont pas accès à l’université. La situation de son père lui permet comme auteur et comme éditeur de publier des ouvrages littéraires et politiques critiques contre l’apartheid.
Survient le décès de son père, sa condition de métis lui interdit l’usufruit de la propriété paternelle, les biens sont confisqués, sa mère est expulsée dans son pays d’origine, le Mozambique, ses livres sont interdits, ses manuscrits confisqués et il est emprisonné pour avoir lu en public la Déclaration universelle des droits de l’homme. Après plusieurs mois d’incarcération et de maltraitances, grâce à la connivence et de l’Ambassade de France et d’un noir et d’un membre du Parti communiste sud-africain clandestin, il parvient à s’évader. Au Mozambique, colonie portugaise, il connaît à nouveau la prison et les traitements réservés aux colonisés. Traversant l’Afrique, solidarité africaine, il arrive à Alger où le gouverneur général Naegelen lui procure une place de lecteur à l’université de Bordeaux, il passe alors une licence de civilisation et culture orientale.
C’est la guerre d’Indochine, le Bureau d’action psychologique de l’armée française fait appel à ses services, il part pour Saïgon comme conseiller. Après quelques mois, ressentant une dette envers la France, qui lui a donné la possibilité de partir d’Afrique du Sud puis d’une réinsertion et « pour défendre la civilisation occidentale », il s’engage comme lieutenant dans la 13e demi-brigade de la Légion étrangère. Fait prisonnier à Diên Biên Phu, gravement blessé, Manoel von Wartburg est interné dans un camp pendant quatorze mois. Les conditions y sont difficiles, mais il me dit avoir été traité correctement et, fasciné par la civilisation vietnamienne, revenu chez lui, il se vêt, mange et vit à l’asiatique.
Libéré, il regagne la France. La guerre d’Algérie a commencé. Selon son récit, il s’engage à nouveau au Bureau d’action psychologique, coeur du dispositif de l’armée pour maintenir l’Algérie dans la France. Souffrant de ses blessures il est rapatrié et soigné au Val-de-Grâce. Son entourage au 5e Bureau n’est pas sans liens avec le réseau de l’OAS, le pouvoir gaulliste pourchasse les factieux directs ou potentiels; alors qu’il est hospitalisé, la comtesse de La Rochefoucauld et Joseph Kessel, le préviennent qu’il serait préférable qu’il quitte la France. Sa double nationalité, française et suisse, le dirige tout naturellement vers la Suisse, son pays d’origine, où il n’a jamais habité.
Choix évident, sauf qu’il n’a pas, au contraire de tout citoyen suisse, effectué son « école de recrues », son service militaire, temps durant lequel, depuis 1796, la Suisse forme son armée de milice. Qu’il ait fait la guerre du Vietnam et celle d’Algérie n’a, pour l’institution et devant le règlement, aucune valeur, il n’a pas porté l’habit gris-vert du soldat suisse. Il refuse d’accomplir son service militaire et se trouve donc poursuivi devant un tribunal. Sa famille étant d’origine bernoise, il est jugé à Berne et en allemand ; certes il le parle, mais sa langue, c’est le français. Comme on lui refuse d’être jugé en français, malgré les pressions de ceux voulant éviter le scandale, il tourne le dos au tribunal et refuse de répondre au tribunal ; la condamnation est inéluctable qui conduit Manoel von Wartburg au pénitencier de Bellechasse, d’où il enverra son manuscrit.
Prison de Bellechasse
Je le rencontre après sa sortie de prison. Il me relate que son temps passé dans la prison de Bellechasse fut psychologiquement plus dur que celui dans un camp au Vietnam : considéré comme intellectuel, de surcroît défaillant envers son pays, il y vit l’isolement et l’exclusion : les autres détenus et le personnel le méprisent, il n’a que le médecin avec qui parler. Il me rapporte un fait particulièrement révoltant : sa mère, avec son aide mais aussi celle du village au Mozambique qui s’est cotisé, a pu venir en Suisse le visiter en prison. Le temps légal épuisé – elle n’avait aucun argent pour prolonger son séjour jusqu’à la prochaine visite autorisée – il demande s’il n’est pas possible d’accorder encore quelques instants ; le règlement est le règlement, le gardien refuse que sa mère puisse rester, au-delà du temps imparti avec son fils.
Devenu correspondant du quotidien portugais salazariste Diário de Noticias, il me précise qu’il va partir pour le Brésil où il peut travailler comme journaliste ; après le coup d’État du 31 mars 1964 il n’est pas sans amis et comprend parfaitement les raisons, pour lesquelles, choix éditorial et convictions politiques, je ne peux publier son manuscrit. Je reste étonné que le récit qu’il m’a relaté, son parcours et ses engagements, n’ait pas été publié par un des éditeurs auxquels il a envoyé son manuscrit. En Suisse, il avait contrevenu aux règles et comportements établis, en France, il n’appartenait plus à la pensée dominante et était devenu de ceux sur lesquels il faut faire le silence.