Rien ne naît de rien, dans la « La France qui s’ennuie » observée par Pierre Viansson-Ponté dans Le Monde, il y a un terreau, celui des luttes politiques et sociales et celui de la décolonisation, notre sujet. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, maintien de l’Empire, la France entre dans un cycle répressif ; dans les Aurès, à Haiphong, à Madagascar, au Cameroun comme au Niger, et de guerre au Vietnam qui s’achève à Diên Biên Phu, puis en Algérie, une guerre qui emporte la IVe République, fait vaciller la Ve sous la menace factieuse, va profondément et durablement déchirer la société française et traumatiser une génération engagée dans une guerre coloniale. Les tensions sont fortes, les violences sont grandes, les clivages profonds, la presse et le livre vont jouer un rôle important.
Dès 1954, les journaux de la « contre-propagande française », selon les mots de Jacques Soustelle, et des revues, Esprit, Les Temps Modernes, les Cahiers de Témoignage Chrétien, vont révéler la réalité de la guerre d’Algérie et les moyens de répression utilisés. Si Claude Bourdet, François Mauriac, Pierre-Henri Simon, Henri Marrou, Jean-Paul Sartre dans Le Monde, L’Express et France Observateur dénoncent le recours à la torture, c’est, premiers actes de résistance de la génération algérienne, ils le font en se fondant sur des témoignages de rappelés qui apportent des preuves de son usage. D’autres rappelés sont condamnés à des années de prison pour refus de porter les armes contre le peuple algérien.
En 1956, les pouvoirs spéciaux installent durablement la France dans la guerre. Dans un temps où les réseaux de communication ne sont pas ceux d’aujourd’hui, le livre va suppléer journaux et revues, asphyxiés par les saisies et remplir un rôle d’information qui revient habituellement à la presse. Cet engagement est d’abord celui de Jérôme Lindon qui publie aux éditions de Minuit Pour Djamila Bouhired, puis La Question, L’affaire Audin, La Gangrène, textes qui révèlent que la torture n’est pas une bavure, mais un système théorisé, la guerre psychologique (terroriser, retourner, pacifier), qu’elle n’est pas pratiquée seulement en Algérie, mais en France. Jérôme Lindon ouvre ainsi, au côté du front judiciaire des collectifs des avocats, du front militant des réseaux de soutien, du front du refus des insoumis et déserteurs, un front éditorial contre la guerre d’Algérie.Ce front éditorial est fortement renforcé par la création des Éditions Maspero, mais, citons Jérôme Lindon, les éditeurs engagés « se comptent sur les doigts de la main » avec les Éditions de Minuit, Maspero, Pierre-Jean Oswald, La Petite Bibliothèque Républicaine de François Monod, qui reçoivent l’appui de Giangiacommo Feltrinelli en Italie ou de La Cité en Suisse.
Les livres publiés sont de véritables archives citoyennes, il n’est pas un fait ni un crime de guerre : torture, corvée de bois, camps de regroupement, zones interdites, enfumade, napalm… qui n’ait été dénoncé dans le cours de la guerre. Pour bâillonner une vérité jamais infirmée, plus de trente livres sont saisis ou interdits, mais un livre saisi n’est pas un livre mort et, par la diffusion militante, par le relai de publications semi-clandestines, comme Témoignages et Documents et Vérité–Liberté ou de rééditions à l’étranger, la censure est mise en échec. Aux mesures de saisies s’ajoutent les pressions, les inculpations; cependant, les accusations de torture ne font pas, au contraire de l’insoumission, l’objet de procès. Lors d’un procès, il faudrait répondre des accusations portées et, malgré les entraves évidentes en temps de guerre à vérifier les informations reçues, ceux qui témoignent, comme les éditeurs, portent la plus grande attention à l’authenticité des faits révélés : un seul témoignage dénié mettrait en question les plus avérés, ceux de Djamila Bouhired, Henri Alleg, Maurice Audin, Bachir Boumaza, Zohra Drif.
Le front éditorial donne voix aux suppliciés, mais aussi à ceux qui refusent cette guerre, raisons morales, politiques, idéologiques, à ceux qui font le choix du soutien et de la solidarité avec les Algériens, dont certains sont condamnés à dix ans de prison, à ceux qui font celui de l’insoumission et qui, franchissant la frontière, engagent leur devenir. Le livre est un vecteur important de la prise de conscience de ceux qui ont vingt ans et sont appelés à faire une sale guerre et d’une opposition à celle-ci qui s’exprime sous les mots d’ordre « Paix en Algérie » ou « Algérie indépendante », clivage politique qui s’effacera, non pas lors du 17 octobre 1961, mais après Charonne, clivage que l’on va retrouver lors des événements de Mai, avec la guerre du Vietnam, entre « Paix au Vietnam » et « FLN vaincra ».
Une revue, Partisans, donne voix à la génération algérienne qui, carence des institutions, partis et organisations (une exception l’UNEF) a « dû, solidarité avec le peuple algérien et refus de faire une guerre injuste, résoudre un certain nombre de problèmes, seule. ».Partisans est un porteur et un ferment des luttes ouvrières et estudiantines avant et pendant mai 68. Mais la décolonisation ouvre sur un champ plus large que celui de l’Algérie, sur Bandung, la Tricontinentale, le tiers-monde, la révolte black aux États-Unis et la lutte antiapartheid. La revue Révolution AAA (Afrique Asie Amérique latine) s’en fait aussi l’expression.
Dans ce temps, le socialisme du réel est mis en question par des soulèvements dans des pays du bloc soviétique et le camp socialiste se divise politiquement et idéologiquement avec la rupture sino-soviétique. Les Éditions Maspero notamment vont couvrir le champ de luttes politiques et idéologiques. En éditant Fanon et Danilo Dolci, Togliatti et Guevara, Mao Tsé-toung et Kenyatta, Giap et Malcom X… elles font éclater la rigidité dans laquelle le débat était enfermé, participant à le libérer dans le domaine politique, mais aussi dans celui du genre, en économie et philosophie, anthropologie et pédagogie, écriture et histoire.
Un lieu symbolise le rôle et l’importance du livre politique durant ces années, la librairie La Joie de Lire ouverte en 1957. Par l’accès aux livres saisis et à tous les courants révolutionnaires, elle devient au-delà du Ve arrondissement, de Paris et de la France, incontournable ; elle l’est pour les antifranquistes Espagnols et les Éditions Ruedo Iberico, elle l’est pour ceux qui combattent le salazarisme au Portugal et les colonels en Grèce, pour les militants camerounais, angolais, marocains et de toutes les Afriques, pour ceux qui résistent aux dictatures en Amérique latine, pour la Palestine et le Vietnam. Elle l’est pour tous les mondes militants qui, organisant des veilles, se sont mobilisés pour défendre la librairie contre les attentats de l’OAS.La France est aussi un terrain de lutte pour les colonisés. La Fédération des Étudiants d’Afrique Noire adopte dès 1954 une position internationaliste et anti-impérialiste de soutien aux luttes de libération, elle adhère aux conclusions de Bandung et dénonce les crimes du colonialisme en publiant Le sang de Bandung. S’ensuivent pour ses membres des mesures administratives, des suppressions d’aide financière et le fichage policier.
Sur le terrain culturel, la revue Présence africaine, puis les Éditions Présence Africaine portent le concept de négritude contre l’assimilation et celui du panafricanisme pour une solidarité africaine. Comme la FEANF, elles conjuguent l’Afrique noire, les Antilles et l’ensemble des colonies françaises. Quand Présence africaine organise en 1956, à la Sorbonne, dans ces lieux mêmes où nous sommes, le Premier Congrès des écrivains et artistes noirs, événement culturel, mais aussi politique, nombre de futurs dirigeants d’États indépendants y participent, tous ne sont pas révolutionnaires, d’autres ne le resteront pas, mais avec la présence de délégués d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine, ce fut, à Paris, un Bandung culturel où se font entendre les voix d’Alioune Diop, Aimé Césaire et Franz Fanon. 68 dans les Suds est traversé par ces luttes.La littérature et les écrits révolutionnaires nourrissent alors les débats, meublent les rayons des librairies : il est vendu en 1962 plus d’exemplaires du Manifeste du Parti communiste en 10-18 qu’il n’en a été vendu depuis 1945. De nouvelles revendications, d’autres aspirations et besoins d’émancipation s’expriment, un âge d’or des sciences humaines et sociales françaises s’ouvre. Comment citer des noms sans être accusé d’oubli ou d’ostracisme ?
Au-delà du jugement de Viansson-Pointé à propos de l’accès des filles de Nanterre et d’Antony aux chambres des garçons, pourquoi le Mai 68 français a t-il eu un retentissement particulier ? Si, en Allemagne et en Italie, le mouvement est traversé par les questionnements de la génération d’après le nazisme et le fascisme, au Mexique et en Argentine il est réponse à la dictature et à la répression militaire, en Pologne ou en Tchécoslovaquie, refus de ce qui est la négation du socialisme, il apparaît en France comme un soulèvement émancipateur anticapitaliste, sept millions de grévistes, mais il s’ajoute une centralité de la France sur ce problème majeur qu’est alors la décolonisation.
Cependant, l’enthousiasme des révoltes ne peut cacher une part de cécité face aux réalités. Si la confrontation majeure est, depuis 1945, celle entre l’Est et l’Ouest, les Suds en sont l’épicentre, c’est dans le tiers-monde que se déroule la guerre chaude. C’est là que des peuples réussissent à vaincre les puissances coloniales, que des dictatures sont renversées, modifiant le rapport de forces dans le monde. Annihiler les mouvements de libération nationale d’Asie et d’Afrique et s’opposer à leur convergence avec les luttes contre les pouvoirs militaires en Amérique centrale et du Sud (la Tricontinentale) est, pour les impérialistes, primordial. Une jonction des luttes sociales dans les pays industrialisés avec le mouvement de décolonisation serait une menace pour le système capitaliste. Nombreux sont ceux qui s’emploient à saper les solidarités.
Afin de combattre l’impétuosité des luttes de libération et les combats contre les dictatures dans le tiers-monde, il est fait un usage sans limites de la violence armée : répressions et massacres, coups d’État, menées subversives et mise en place de dictatures, assassinat de dirigeants indépendantistes et tiers-mondistes, corruption des corruptibles (ils sont nombreux). Ni alors, ni aujourd’hui, il n’a été pris pleinement conscience de l’intensité de la violence exercée, dans la seconde moitié du XXe siècle à l’encontre des peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. Ainsi, en l’absence d’une convergence des luttes sociales dans le monde occidental avec les luttes de libération et contre les dictatures, l’appréciation faite du rapport de force entre impérialisme et révolution a été plus triomphaliste que lucide.
Trois victoires révolutionnaires et des peuples, celle en 1975 du Vietnam sur la plus grande puissance militaire dans le monde, celle de Cuba, résistant aux difficultés imposées par le blocus des États-Unis et en 1991, celle de l’Afrique du Sud libérée de l’apartheid, vont masquer le fait que la violence de la contre-révolution impérialiste a réussi à endiguer le mouvement de libération et révolutionnaire dans le Tiers-Monde et au tournant des années 1970, les conditions sont remplies pour l’imposition du néocolonialisme mais aussi du néolibéralisme.
Exposé présenté lors de la séance inaugurale de « Mai 68 vu des Suds », le 2 mars 2018 à la Sorbonne, sous le titre : Le rôle des maisons d’édition alternatives dans la diffusion mondiale des idées d’émancipation de l’époque.
Le sujet de l’intervention est couvert par le travail fondamental de Julien Hage dans sa thèse : Feltrinelli, Maspero, Wagenbach, une nouvelle génération d’éditeurs d’extrême gauche en Europe occidentale.