L’été, temps des vacances, devenu celui des canicules, temps d’être ailleurs, celui des contacts dispersés avant de se retrouver pour poursuivre controverses et projets. Avec l’âge il se confirme que si le froid tue, l’été n’est pas moins preneur de vie. Irrémédiable, chaque été, parmi ceux que l’on côtoie, avec lesquels on a un moment cheminé ou dont la personnalité vous imprègne, Pierre Vidal-Naquet, Michèle Beauvillard, Henri Alleg, Mohamed Mechati… il y a celui qui ne sera pas au rendez-vous pris en septembre ou celle dont le téléphone ou la boîte à lettres ne répond plus.
Cet été a prélevé son tribut. Au détour de ces mots brutaux : « hommage à » ou « il nous a quitté », lu dans un journal ou un mail, j’ai appris la séparation définitive avec deux compagnons qui ont signifié pour moi, Michel Butel et Samir Amin.
Michel Butel, nous nous sommes croisés la première fois au tournant des années 1960, c’était le temps de la guerre d’Algérie, celui des réseaux de soutien, il appartenait à cette jeunesse solidaire. Une rencontre furtive. Trente ans plus tard, après mon arrivée à Paris, je prends contact avec Catherine Cot, engagée dans l’aventure de L’Autre journal, c’est là où je fais vraiment connaissance avec son visage souriant, ses enthousiasmes, sa créativité, mais aussi son exigence.
Exigence dont témoignent ses écrits, même les plus brefs et la réalisation de cette folle aventure que fut L’Autre journal, son œuvre : « j’ai créé L’Autre journal. Je n’ai pas ‘lancé un journal’, je l’ai inventé. J’ai imaginé son titre. J’ai imaginé son format, ses rubriques. Son équipe. Ses rédacteurs qui n’étaient pas tous journalistes. Son sommaire ». Sans cesse foisonnant, se submergeant d’écriture et de projets les plus ambitieux et les plus baroques, insaisissable, déjà ailleurs, Michel Butel fut aussi force de conviction, il préféra, en raison de son opposition à la guerre du Golfe, la première guerre du Nouvel ordre mondial post-guerre froide, la disparition de L’Autre Journal, cette réalisation journalistique exemplaire liant qualité rédactionnelle et graphique. C’est une fierté d’y avoir été introduit et d’y avoir collaboré.
Le sourire vers l’autre, les yeux songeurs ne sont plus, la page est tournée… mais Michel Butel a tant donné à lire et relire.
Samir Amin, avant même qu’il ne soit Samir Amin a été, comme lecteur de L’Égypte nassérienne, une référence. Ce premier contact par le livre est dû à un lien commun avec son éditeur, les Éditions de Minuit ; il se poursuivit, affinités anticoloniales, au fil de ses travaux sur l’économie du Maghreb ou de l’Afrique de l’Ouest, qui annoncent Le développement inégal, ouvrage qui a marqué et imprégné des générations d’Africains et d’anticolonialistes.
Lisant ses mémoires, L’éveil du Sud, nos parcours, par leurs origines, géographiquement, socialement, intellectuellement, sont très éloignés, mais décolonisation, communisme et révolution, nos chemins se croisent, se conjuguent dans leurs différences. Longtemps resté uniquement un auteur lu, c’est aussi après ma venue à Paris que, lors d’un débat où nous intervenions, je le rencontre pour la première fois. Il y eut d’autres débats en complicité, d’autres accolades, la dernière, ce fut au printemps 2017 quand il accepta, lors de la Semaine anticoloniale, de dialoguer sur Mémoires éclatées.
Son optimisme enraciné, ses convictions obstinées, ne sont plus, la page est tournée… mais Samir Amin a tant donné de raison de continuer.
L’été n’était pas terminé, un téléphone me prévient que Renée, compagne de plus de 60 ans d’engagements en Suisse, pour l’Algérie, en Albanie et en Suède s’est, affaiblie par la maladie, endormie. Sa vitalité, son courage parcourent les pages de Mémoires éclatées, mais il manque d’y faire connaître Renée dans son métier, avec les enfants, tel que l’écrit un neveu : « On avait de la chance quand c’est elle qui venait nous garder. Son ton définitif et percutant, son goût de la simple abondance, elle a toujours été supercool. Et puis avec elle, j’avais un répit des tentatives imposées de régime et elle transmettait l’espoir qu’on pouvait toujours garder le dessus sur les phénomènes adverses. »
Ses mots à l’emporte-pièce, son humour, sa simplicité ne sont plus, la page est tournée… tu étais quelqu’un de bien.