L’édition algérienne de Mémoire éclatée aux éditions Dar Khettab a été la raison d’une invitation au Salon international du livre à Alger. L’éditeur, Rachid Khettab, est aussi sociologue ; deux livres qu’il a publiés et dont il est l’auteur m’attachent particulièrement à lui. Le premier, Frères et compagnon. Dictionnaire biographique d’Algériens d’origine européenne et juive et la guerre de libération (1954-1962), le second, Les Amis des frères. Dictionnaire biographique des soutiens internationaux à la lutte de libération nationale algérienne. C’est le résultat d’une recherche obstinée et passionnée pour réunir les noms, reconstituer des liens à la fois étroits et ténus en raison de la clandestinité, entre ceux qui, en Algérie, en France et dans le monde, ont soutenu ou défendu la lutte d’indépendance du peuple algérien. On trouve et découvre dans ces deux ouvrages les principaux acteurs, mais aussi, plus nombreux, ceux restés dans l’oubli.
Que ce travail, la source la plus importante qui existe sur le sujet, a été effectué par un Algérien – il lui était combien plus difficile de reconstituer cette toile d’engagements déchirée par le temps et par les disparitions – est un témoignage de fraternité. Rachid Khettab a ainsi, au-delà du livre événementiel sur Les porteurs de valises et des nombreux témoignages publiés, posé la trame d’un travail historique évoquant des femmes, elles furent nombreuses, et des hommes qui par leur engagement dans les réseaux de soutien, leur choix de la désertion ou de l’insoumission, leur défense des militants dans les prétoires, leur dévoilement et leur dénonciation de la violence coloniale par l’écrit, ont du plus petit au plus grand risque, choisi la cause du peuple algérien.
Pour Mémoire éclatée, de la décolonisation au déclin de l’Occident, les éditions El Khettab ont repris la belle couverture des Éditions d’en bas, mais, regard différencié porté sur notre temps, titre et sous-titre inversés cela devient De la décolonisation au déclin de l’Occident, Mémoire éclatée.[1] C’est la rencontre avec d’autres lectures, d’autres émotions, d’autres jugements dans ce salon du livre d’Alger qui peut être comparé à peu d’autres : par le nombre de visiteurs d’abord ; foule dense, bruyante, jeune. Il y a ceux qui achètent et ceux qui ne peuvent pas (en dinars, le livre reste cher), mais tous regardent, touchent, consultent, dans tous les domaines publiés. Ce qui permet cet exceptionnel succès populaire, c’est la gratuité de l’entrée, ce qui ne serait pas possible sans l’officiel ministère de la Culture, donc du pouvoir, faut-il alors flagorner pour témoigner qu’on lui sait gré ? Je n’ai entendu nul mot courtisan, constaté nulle retenue lors de mes échanges ; le gagnant, c’est le livre et la lecture.
Le SILA[2] atteste de la vitalité de l’édition algérienne ; qu’il s’agisse de romans, d’histoire, d’art, il est un lieu de culture ou arabe et français s’interpénètrent par le nombre de textes littéraires, de documents, de travaux de recherches publiés dans les deux langues ou à découvrir ou connaître dans l’une d’elles. Présent pour les éditeurs suisses, multipliant les contacts pour et dans l’esprit des éditeurs indépendants, Jean Richard, si attentif à la facture d’un livre, me fait part combien l’impression est souvent de grande qualité. Le Salon du livre d’Alger est aussi un lieu politique dans ce qui confronte et déchire aujourd’hui le monde musulman, lieu de dialogues par les échanges qu’il suscite, ce n’est pas là la moindre raison d’être du SILA, non sans que l’on ressente les limes qui traversent les allées et au-delà la société.
Lors des échanges, des débats ou interviews, les journalistes rencontrés abordent les sujets avec pertinence et acuité, ils le font en ayant connaissance des questions qui se posent en France et en Europe, alors que si souvent nous transposons et réduisons les questions qu’ils ont à résoudre à notre horizon. Il y a, réciproquement, un besoin de se parler, il y a beaucoup à s’écouter, serait-ce pour ressentir la vitalité d’un peuple qui a vingt-sept ans de moyenne d’âge, englués que nous sommes dans les peurs de nos quarante ans de moyenne d’âge. Sur les deux rives de la Méditerranée, les crises politiques, économiques, sociales se conjuguent, avec les problèmes qui nous sont propres et ceux qui nous sont communs. L’un hier colonisé, l’autre colonisateur, aujourd’hui l’un et l’autre colonisés par la mondialisation, il y a nécessité d’échanger en s’appuyant sur ces liens particuliers acquis dans le cours tragique de l’Histoire coloniale, en les assumant et refusant le déni.
Invité lors d’un Forum d’El Moudjahid, cela permet de rappeler que pendant la guerre, alors bimensuel, le journal fut imprimé en Suisse ou reçu de Tunis pour être introduit clandestinement en France. Ce fut l’occasion de retrouver des fidélités qui se raréfient, Ali Haroun dont la contribution fut si importante pour la parution de La Pacification. Avec Omar Boudaoud, ils sont les deux seuls responsables de la Fédération de France du FLN encore présent, pour eux, Francis Jeanson, Hélène Cuenat, Henri Curiel, Didar Fawzi, Robert Davezies et tant d’autres militants incarnèrent, dans le cours de la guerre de libération, un autre visage que celui du colonialisme. De revoir Salima Bouaziz, animée de la même détermination et des mêmes convictions pour son peuple et pour les droits des femmes que quand elle est venue, c’était en 1960, avec Rabah, aux éditions, pour déposer leur manuscrit, L’aliénation colonialiste et la résistance de la famille algérienne, chaleureuse accolade entre, comme tu aimes le dire, des « derniers des Mohicans ».
Trop brève rencontre aussi avec dans sa discrétion Liliane Mechati, yverdonoise devenue algéroise, avec qui peut se réaliser ce souhait le plus cher, se rendre sur la tombe de Mohamed Mechati, fidèle amitié s’il en fut, au cimetière Sidi Adberrahmane. Mohamed a rejoint la lutte après les massacres de Sétif et Guelma, il est de ceux qui créèrent l’OS, était l’un des 22 qui décidèrent le déclenchement de la lutte de libération, a appartenu au premier noyau qui constitua la Fédération de France du FLN, arrêté et condamné, évadé, c’est notre rencontre à Lausanne, il n’a cessé, jusqu’en ce lieu qui appartient à l’histoire de l’Algérie, d’être un militant.
Dernière touche, au terme de notre dialogue télévisé, tout de sensibilité, connaissance et paradoxe, Youssef Saiah cite André Gide qui a écrit dans son Journal juste avant la Seconde Guerre mondiale : « Le monde ne sera sauvé s’il peut l’être, que par des insoumis. Sans eux, c’en est fait de notre civilisation, de notre culture, de ce que nous aimions et qui donnait à notre présence sur terre une justification secrète. » Faire sienne la phrase de Gide demande, aujourd’hui comme hier, de préciser où se trouve le curseur de l’insoumission : Pendant la guerre d’Algérie, s’insoumettre, pour un Français, pouvait signifier jusqu’à 10 ans de prison, pour un Algérien, le risque était sa vie.
[1] L’édition algérienne, adaptée, comprend la préface de Gérard Chaliand et la postface de François Maspero au livre publié par les Éditions d’en bas: Livre et militantisme. La Cité éditeur 1958-1967. [2] Ce 22e Salon du Live a été dédié, parmi d’autres disparus, à Charles Henri Favrod.