Dans Mémoire éclatée, je relate les contacts et liens avec des militants algériens, mais aussi Angolais, Mozambicains, Congolais, Antillais, luttant contre l’ordre colonial, Espagnols et Portugais, combattant celui fasciste. Un de ces contacts, furtifs ou suivis reste un souvenir fort. Attachant, sobre, discret, je savais peu de choses sur lui, le nom donné n’était certainement pas le sien, mais l’objet de sa venue aux éditions ne prêtait pas à confusion : imprimer et diffuser des documents d’information pour le parti Sawaba du Niger qui luttait contre la colonisation et subissait une répression, jusqu’à aujourd’hui ignorée, aussi brutale et intense que l’UPC au Cameroun[1].
Une de ses demandes fut, en 1964, d’imprimer un Mémorandum aux chefs d’États africains, dans lequel il est rappelé qu’en 1957 le parti Sawaba remporte les premières élections au Niger et obtient 42 sièges sur 60 au parlement. Le Niger représente un double intérêt stratégique pour la France, l’uranium et une longue frontière avec le Sahara que Paris pense toujours pouvoir séparer de l’Algérie. En 1958, Jacques Foccart et ses réseaux entrent en action, une intense campagne est menée par le gouvernement français. Il est fait recours à des arrestation et à la corruption pour que le oui et le maintien de liens privilégiés avec la France l’emportent lors du référendum. Des troupes aéroportées sont envoyées au Niger, le gouverneur en place, trop permissif, est limogé, un nouveau gouverneur, Jean Colombani, est nommé pour diriger les opérations afin d’assurer la victoire du « oui ».
Le oui acquis, le système Françafrique se met en place, le gouvernement légal est « démissionné », l’Assemblée nigérienne au sein de laquelle le parti Sawaba est largement majoritaire, dissoute, le parti interdit et l’état d’exception instauré. Les conditions sont alors remplies pour proclamer l’indépendance formelle du Niger au sein de la « communauté française ». Hamani Diori devient Premier ministre, une coalition s’appuyant sur les fonctionnaires liés au régime colonial et sur la féodalité nigérienne est installée au pouvoir, le champ est libre pour que la Françafrique fonctionne sans entraves et pendant 34 ans le Niger va être soumis à la « démocratie du parti unique ».
En 1960, Hamani Diori est porté à la présidence de la République. Toute revendication indépendantiste est réprimée et le parti Sawaba éradiqué. On peut lire dans le Mémorandum aux chefs d’États africains qu’en 1964 : « il n’existe pas un seul village nigérien qui ne déplore des dizaines de victimes de l’arbitraire gouvernemental ». Un exemple des pratiques ayant cours : le 28 mai 1964, vingt-et-un détenus politiques sont étranglés dans la prison de Maradi sur l’ordre du gouvernement néocolonial, en présence de « l’éminence grise » de Hamani Diori, Boubou Hama, président de l’Assemblée nigérienne, auteur d’un Essai d’analyse de l’éducation africaine (!) et de Diamballa Yansambou, qui fut, quatorze ans durant, jusqu’au renversement de Hamani Diori, un inamovible ministre de l’intérieur.
La publication du Mémorandum et d’autres documents a des conséquences diplomatiques, Hamani Diori convoque l’ambassadeur de Suisse pour le Niger afin de lui notifier que le journal du Sawaba, « parti de la subversion nigérienne », était imprimé en Suisse. Ce qui nuit à de « bonnes relations » entre les deux pays, mais n’infirme pas les accusations portées contre Hamani Diori et son régime.
Nos échanges, ouverts et confiants, avec mon interlocuteur s’en tenaient sobrement à l’objet de notre contact, à la lutte du parti Sawaba et à des considérations sur la décolonisation, jamais nous n’abordions des sujets le concernant, lui ou son parcours politique. Au détour d’un interrogatoire de police se rapportant aux documents publiés du parti Sawaba qui valaient critiques à la Suisse, il prend un nom : Mamani. Après mon départ de Suisse, le contact perdu, souvent j’ai pensé à sa mince silhouette, son sérieux et sa discrétion, son intelligence ; le Niger est soumis au néocolonialisme, les militants et dirigeants du parti Sawaba sont réprimés, qu’est-il advenu de lui ? La question restait sans réponse. Un questionnement qui dura cinquante ans, jusqu’au jour où sa fille, Amina, à la recherche du parcours de son père me contacte pour que je lui relate le peu que je sais sur celui qui prend un nom et un prénom : Abdoulaye Mamani. Hors la mémoire des rencontres et les sentiments suscités par sa personnalité, les règles de clandestinité ne prêtent pas à l’épanchement, je ne peux lui transmettre que quelques bribes.
Carte de presse pour Révolution africaine de Abdoulaye Mamani
J’apprends plus d’Amina que j’ai pu lui apprendre. Abdoulaye Mamani fut l’un des fondateurs du parti Sawaba, élu en 1956 député contre l’homme de la Françafrique, Hamani Diori, son élection est invalidée, rédacteur en chef du journal du parti, il est arrêté puis, passant dans la clandestinité, il poursuit son activité militante entre le Ghana, la Guinée, le Mali et l’Algérie. Dans l’Algérie indépendante, il poursuit sa lutte comme responsable du parti Sawaba, collabore à Révolution africaine, écrit et publie son premier livre Poémérides chez Pierre-Jean Oswald qui a repris à Paris son activité d’éditeur interrompue pendant la guerre d’Algérie.
En 1974, Hamani Diori est renversé par un coup d’État, comme d’autres dirigeants du parti Sawaba, Abdoulaye Mamani, comme d’autres compagnons, rentre au Niger. En 1976, il est arrêté, en prison il écrit Sarraounia, roman dans lequel il relate la résistance, à la fin du XIXe siècle, de la reine des Aznas contre la sanguinaire expédition coloniale Voulet-Chamoine dans l’Afrique de l’Ouest. Le livre paraît après sa libération en 1980, il en est tiré un film réalisé au Burkina Faso avec le soutien de Tomas Sankara, film qui n’aura qu’une distribution confidentielle en France. Il poursuit, poésies, romans, théâtre, son travail d’écrivain et d’intellectuel[2]. En 1993, il se voit attribuer le principal prix culturel du Niger, le prix Boubou Hama ; alors qu’il se rend de Zinder, dans le sud-est du pays où il vit, à Niamey, il meurt dans un accident de voiture… Par sa fille, Amina, Abdoulaye Mamani est retrouvé et dans le même temps disparu.
Il fut l’un de ces militants anticolonialistes qui n’ont jamais cédé, ont écrit l’histoire de la décolonisation de l’Afrique, n’ont pas accepté son avilissement dans les fanges du néo-colonialisme. Cet histoire, leur histoire, son histoire, n’est pas finie.
[1] Klaas van Walraven, Le désir de calme, Histoire du mouvement Sawaba au Niger, Presses Universitaire de Rennes. [2] Sont publié en France aux éditions L’Harmattan : Sarraounia : Le drame de la reine magicienne, 1980/1989 et Œuvres poétiques (Poémérides, Éboniques, Anthologie de la poésie de combat), introductions et notes de Jean-Dominique Pénel, Poètes des cinq continents, 1993.