De gauche à droite : Nils Andersson, Émile Copfermann, Jean-Philippe Talbo-Bernigaud, François Maspero et Dino Arvanitis. Photo prises dans les années 1960 par Fanchita Gonzalez Batlle.

Peut-on à la fois faire l’histoire et l’écrire ?

(De gauche à droite : Nils Andersson, Émile Copfermann, Jean-Philippe Talbo-Bernigaud, François Maspero et Dino Arvanitis. Photo prise dans les années 1960 par Fanchita Gonzalez Batlle.)

« Un livre, à cette lointaine époque, était encore au premier rang des médias – comme on ne peut même plus l’imaginer aujourd’hui. La télévision balbutiait, la radio transistor en était à ses débuts. La presse hebdomadaire était beaucoup moins foisonnante… Le livre apparaissait donc comme un outil d’information capital. »

François Maspero, Postface, Livre et militantisme , Éditions d’en bas, 2007

 

« Peut-on à la fois faire l’histoire et l’écrire ? »

Comme il y eut un front politique, un front armé et un front judiciaire, il y eut dans le cours de la guerre d’Algérie un front éditorial. Si, sous l’occupation, à l’initiative de Vercors et Jean Lescure, les vingt-cinq ouvrages qui fondèrent les Éditions de Minuit furent, voix bâillonnées, un acte de résistance pour témoigner « aux yeux du monde de la constance spirituelle d’une France qui n’a pas démissionné », [3] pendant les années algériennes, le rôle de l’édition censurée fut de faire entendre les cris et les voix des colonisés et de ceux qui refusaient la honte de l’ordre colonial.

Des journaux, des revues ont été les premiers à dénoncer l’abominable ; ainsi, dès le 15 janvier 1955, Claude Bourdet publie Votre Gestapo d’Algérie dans France Observateur et François Mauriac La Question dans l’Express. Puis paraissent les premiers témoignages de ceux, appelés ou rappelés, envoyés faire cette guerre : Robert Bonnaud, La paix des Nementchas dans Esprit, Georges Mattei, Jours Kabyles dans Les Temps Modernes, Des rappelés témoignent, du Comité de résistance spirituel, Le dossier Jean Muller dans les Cahiers de Témoignage chrétien. Dix ans après la Libération, torture et Oradour s’écrivent aussi en français.

Afin de combattre la « contre-propagande française », pour reprendre la formule de Jacques Soustelle, l’état d’urgence autorise le pouvoir à prendre « toutes les mesures pour assurer le contrôle de la presse et des publications de toute nature» La saisie est une arme efficace, un journal ou une revue saisis sont, en raison de leur périodicité, un journal ou une revue morte. Le temps du livre n’est pas le même ; suppléant une presse entravée, divulguant l’information interdite, le livre va devenir un moyen essentiel pour dévoiler le visage du colonialisme et les raisons profondes du 1er novembre 1954, il va donner une identité aux sans visage qui se battent pour leur indépendance, permettre que l’humiliation des suppliciés extraite des geôles devienne une victoire de l’homme sur la barbarie, il va aussi faire entendre cette terrible détresse d’avoir vingt ans avec pour horizon les « corvées de bois », donner à ceux qui ont choisi la solidarité militante avec les colonisés le droit à s’exprimer. Face à cet espace de résistance à la guerre, au racisme, aux factieux, tous les moyens sont mis en œuvre : saisies, interpellations, menaces physiques, procès, pressions économiques, plastiquages, afin d’imposer l’impossible silence.

« À propos du conflit algérien, la mémoire collective a conservé le souvenir des libraires militants qui faisaient « la guerre à la guerre », mais l’étude de la période montre que d’autres libraires, plus nombreux encore, ont penché en faveur de l’Algérie française ». [4] Livres ostracisés, seuls ceux qui veulent savoir y accèdent, chez des libraires engagés, par des réseaux militants ou lors d’un passage en Belgique ou en Suisse. Toutefois, en dépit de ces difficultés, si, en raison du cours de l’histoire, la défaite politique du colonialisme était prévisible, cette guerre fut également perdue sur le plan moral et un rôle déterminant dans ce rejet de l’indignité revient au livre. Ce fut le résultat d’un travail éditorial conduit de façon rigoureuse et responsable : une seule accusation erronée peut jeter le discrédit sur l’ensemble des faits révélés, il s’agit donc, pour chaque cas ou événement rapporté, malgré les très grandes difficultés que les conditions de la guerre induisent pour vérifier les informations ou éviter de possibles manipulations, de s’assurer qu’il est avéré.

Cinquante ans après, ces milliers de pages (dans lesquelles sont cités des centaines de noms, y compris ceux de tortionnaires et des dizaines de lieux où ont été commises des exactions), représentent de véritables archives ouvertes dans lesquelles torture, camps de regroupement, enfumades, peines capitales, zones interdites, corvées de bois, attentats « homo »,[5] villages incendiés… sont consignés. Après 1962, de nombreux témoignages sont divulgués, confirmant les crimes dénoncés, mais il n’est pas de moyens militaires ou de méthodes répressives qui n’aient été révélés dans le cours même des événements. Le « devoir de mémoire », c’est aussi le mérite de ceux qui avec obstination, une main relayant l’autre, ont défendu « le passé, les fidélités et les propres lois » de la nation.

Si le rôle de l’écrit a revêtu une telle importance, cela tient au courage des emprisonnés, rappelés et appelés, intellectuels, journalistes, avocats, officiers, porteurs de valises, insoumis et déserteurs qui ont témoigné, à celui des imprimeurs qui les ont imprimés et aux éditeurs qui les ont publiés. De 1957 à 1962, le front éditorial tient à l’engagement de deux éditeurs, Jérôme Lindon et François Maspero. Certes, des livres ont été publiés chez d’autres éditeurs, c’est leur honneur, mais, sans les Éditions de Minuit et les Éditions Maspero, le cri des torturés serait resté étouffé, la désespérance d’une génération tue, les réseaux de soutien et d’insoumission anathématisés, la condition coloniale et le droit à l’indépendance défigurés ; sans cette prise de conscience de ce que les ouvrages publiés ont permis en France et hors de France, c’est jusqu’au cours de la guerre qui eût été différent. Dans cet acte de résistance, la place et le rôle de François Maspero sont exceptionnels, car à l’éditeur s’ajoute le libraire qui vont se conjuguer avec le militant anticolonialiste.

Comme chez le vigneron pour qui, du sarment au fût, le procès du raisin est passion, chez François Maspero, la passion de l’écrit va du manuscrit à sa mise sous presse et sa pose sur les rayons. En 1957, engagement intellectuel, il ouvre, au 40 de la Rue Saint-Séverin, La Joie de Lire qu’il veut différente. Son projet, «une librairie-bibliothèque au service des militants de la culture, de fiches de lecture, de listes thématiques, d’expositions et de débats», [6] non pas un lieu doctrinaire, mais un lieu où, de gauche, socialistes, révolutionnaires, novatrices, les idées se croisent, se confrontent, où celles de l’adversaire sont présentes pour être en mesure de les combattre, un lieu où est proposé un champ large de documents et d’écrits littéraires, de pamphlets et de travaux universitaires, un lieu qui incite à découvrir et à réfléchir. Les circonstances vont en faire une librairie militante.

Il n’y eut pas dans le cours de la guerre d’Algérie d’instrument plus efficace que La Joie de Lire pour la diffusion des livres, saisis ou non, sur cette « sale guerre », pour se procurer les publications clandestines ou semi-clandestines : Vérités Pour, expression du réseau Jeanson, Témoignages et documents et Vérité-Liberté, dont Pierre Vidal-Naquet fut l’un des principaux initiateurs. Très vite, La Joie de Lire devient incontournable, par ce que l’on y trouve et par la qualité de ceux qui, autour de François Maspero l’animent, annonçant, mouvement de libération nationale et desseins révolutionnaires conjugués, la référence absolue, de la librairie politique et militante que la Joie de Lire va représenter bien au-delà de l’hexagone.

Nouvelle dimension donnée à son projet, François Maspero crée, en 1959, les Éditions Maspero. Les premiers ouvrages publiés, Jaurès sur les origines du socialisme allemand, Nenni et la guerre d’Espagne, Fanon et l’An V de la révolution algérienne, inaugurent les collections « Cahiers libres » et « Textes à l’appui ». Regard et analyse d’un Français sur l’Allemagne, d’un Italien sur l’Espagne, d’un Martiniquais sur l’Algérie… comment mieux définir la raison d’être de cette exceptionnelle aventure éditoriale qui commence ?

L’ouvrage de Franz Fanon, dans ce qu’il démontre l’inversion du rapport de forces entre la logique du colonialiste qui «se bat pour maintenir identique l’image qu’il a de l’Algérien» et celle du colonisé dont «l’image dépréciée que l’Algérien avait de lui-même» se voit, dans le cours de la lutte de libération nationale, profondément modifiée. Fanon dévoile une donnée essentielle de l’inconditionnalité de la révolution algérienne. Puis, publiant La mort de mes frères de Zorah Drif, Nuremberg pour l’Algérie et La guillotine de Lachtar Moussa, François Maspero non seulement refuse la complicité du silence sur les exactions, mais accuse : «Si dénoncer des crimes de guerre, si soumettre des détails précis facilement vérifiables, si alerter l’opinion publique, si crier une ultime fois avant le bâillon… cela constitue ‘une aide au F.L.N.’  alors oui, je suis fier d’aider le FLN. Entre cette aide dictée par le respect professionnel de la vérité et le silence devant le génocide sciemment protégé par le Gouvernement français, il ne me paraît pas possible qu’il y ait à hésiter. Je pense que jadis certains éditeurs allemands se posèrent le problème et surent ne pas se taire pour plaire aux maîtres de leur pays.» [7]

Choix moral, choix politique, François Maspero édite Le refus de Maurice Maschino et Disponible de Georges Mattei : deux visages d’une génération appelée à quadriller et pacifier qui ont refusé de mettre entre parenthèses leur conscience ; l’un, rappelé, ayant vécu le traumatisme, choisira au retour « d’être avec les Algériens », l’autre fera le choix de l’insoumission. Affirmer le droit à l’insoumission fut un acte majeur du combat anticolonialiste. Le Manifeste des 121, rendu public le jour de l’ouverture du procès du réseau Jeanson, [8] représente une rupture radicale avec une position demandant la paix en Algérie tout en restant ambiguë sur la reconnaissance du droit à l’indépendance pour les colonisés.

Depuis le J’accuse de Zola peu d’appels ont autant soulevé les passions, interpellé aussi fortement le milieu intellectuel et participé davantage d’un engagement. À la posture moralisante, le Manifeste des 121 oppose un acte de rupture ; des signataires sont arrêtés, suspendus de leur poste, il est même demandé qu’ils soient jugés. Un membre de l’Académie de médecine va jusqu’à écrire : « chaque époque à ses excréments. Nous avons connu, en 1917, de telles épaves morales : c’étaient les défaitistes… Alors Clémenceau, s’appuyant sur les lois existantes, fort de l’opinion publique, convaincu que l’indulgence était un crime, fit fusiller une douzaine de traîtres ». [9] La seule évocation de l’insoumission vaut saisie, mais François Maspero, malgré les risques économiques mais aussi physiques encourus, assume son engagement et publie le « Manifeste » avec le nom des signataires et les réactions passionnées qu’il suscite. Il précise, dans l’avertissement de l’éditeur, prendre seul la responsabilité de cette édition et l’achevé d’imprimer de l’imprimeur, joli clin d’œil est ainsi rédigé : « pour le compte et le souci de François Maspero éditeur. »

Politique de la terre brûlée en Algérie, attentats en Métropole, Paris-Presse écrit: Maspero «est l’homme le plus plastiqué de France.» Pour parer aux menaces, des veilles sont organisées par ceux qui travaillent à la librairie et aux éditions, des amis, des étudiants viennent participer à la défense de la librairie.

En décembre 1960 se produit un événement que personne n’a prévu, pas plus à Tunis qu’à Paris. Des manifestants descendent massivement dans les rues d’Alger, scandant «vive l’Algérie !», «vive l’indépendance !». Les drapeaux vert et blanc sortent des caches, le peuple fait connaître sa détermination à ne pas céder jusqu’à l’indépendance mais, membres du gouvernement et séides de l’Algérie française ne renoncent pas, la guerre s’intensifie en France même et il est fait appel à des harkis. Dans ce climat de grandes tensions, les Éditions Maspero, malgré les saisies et les inculpations, poursuivent obstinément leur rôle d’information et de dénonciation avec la publication d’un dossier, Les harkis à Paris, relatant les exactions commises par ces mercenaires.

Engrenage infernal, afin de répondre à la chasse au faciès et aux mesures de couvre-feux prises par le gouvernement et Maurice Papon, préfet de police, une grande manifestation est organisée par le FLN le 17 octobre 1961. François Maspero et Jean-Philippe Bernigaud sont témoins de la tuerie qui va suivre : « A l’heure où, sous la pluie, le pavé noirci reflète les enseignes au néon, à l’heure où Paris fait la queue à la porte des cinémas, où Paris pousse la porte des restaurants, où Paris ouvre ses huîtres, au moment où Paris commence à s’amuser, ils ont surgi de partout à l’Étoile et à Bonne Nouvelle, à l’Opéra et à la Concorde, sur les avenues, sur les boulevards, aux portes de la ville, au pont de Neuilly. Ces portes que Paris leur fermait, vingt, trente, soixante mille Algériens les ont franchies sans bruit. » Ainsi, commence Ratonnades à Paris, document capital, publié dans les jours qui suivent, qui donne les raisons de la manifestation et éclaire par des témoignages d’Algériens, de journalistes et par des photos d‘Elie Kagan, les violences policières en exécution des ordres reçus. Noyées dans la Seine ou mortes sous les coups, on comptera plus de deux cents victimes. François Maspero écrit alors : l’atroce vérité « ne doit pas permettre à qui que ce soit de se donner le luxe de ces comédies où l’on répète : nous dénonçons, mais nous ne sommes pas du même monde. » [10]

Quatre mois après, Charonne sera le crime de trop, des centaines de milliers de personnes manifestent le jour des obsèques des huit manifestants assassinés. L’indépendance se profile ; François Maspero poursuit son travail, il publie un inventaire de huit ans d’atrocités, Le peuple algérien et la guerre. [11] Pour l’histoire, il fait paraître le travail d’André Mandouze, défenseur de la première heure d’une Algérie indépendante, La révolution algérienne par les textes et pour ce que pourrait être demain, Les accords d’Évian et l’avenir de la révolution algérienne, de Serge Moureaux.

La parole donnée aux colonisés, s’exprime également dans la belle collection Voix : Écoute et je te rappelle, poèmes de Malek Haddad, souffrant, à l’idée qu’il ne pourra écrire quand l’Algérie sera libre dans la langue de son peuple, théâtre d’Hocine Bouzaher, Des voix dans la Casbah et, ouvrage poignant par ses textes et ses dessins, Les Enfants d’Algérie.

Dépassant le champ de la guerre d’Algérie, François Maspero fut aussi l’éditeur de deux textes de révoltés, tous deux préfacés par Sartre : Les damnés de la terre et Aden-Arabie. Trente ans et une guerre mondiale séparent « J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie » de « Il s’agit pour le Tiers-Monde de recommencer une histoire de l’homme ». Résistance, insubordination, dissidence, face à tous les asservissements, la « génération algérienne » se retrouve dans ces deux livres qui font événement.

Être l’expression de cette génération va être le propos de Partisans  «quand nous parlons de génération algérienne, c’est pour fixer ce que nous avons en commun. Nous avons dû résoudre un certain nombre de problèmes, seuls. Solidarité avec le peuple algérien en lutte pour son indépendance, refus de faire une guerre injuste» et en raison de notre pratique «nous croyons qu’il est des périodes dans l’histoire du mouvement révolutionnaire où c’est autour des intellectuels, avec ou sans mitraillette, que se cristallise l’action d’avant-garde : l’action ‘partisane’ nécessaire au dynamisme du mouvement révolutionnaire.» [12] Le premier numéro saisi, le second, censuré, Partisans survit aux poursuites et, refusant que «la génération algérienne soit une génération perdue

« Un livre, à cette lointaine époque, était encore au premier rang des médias – comme on ne peut même plus l’imaginer aujourd’hui. La télévision balbutiait, la radio transistor en était à ses débuts. La presse hebdomadaire était beaucoup moins foisonnante… Le livre apparaissait donc comme un outil d’information capital. »

François Maspero, Postface, Livre et militantisme , Éditions d’en bas, 2007

« Peut-on à la fois faire l’histoire et l’écrire ? »

Comme il y eut un front politique, un front armé et un front judiciaire, il y eut dans le cours de la guerre d’Algérie un front éditorial. Si, sous l’occupation, à l’initiative de Vercors et Jean Lescure, les vingt-cinq ouvrages qui fondèrent les Éditions de Minuit furent, voix bâillonnées, un acte de résistance pour témoigner « aux yeux du monde de la constance spirituelle d’une France qui n’a pas démissionné », [3] pendant les années algériennes, le rôle de l’édition censurée fut de faire entendre les cris et les voix des colonisés et de ceux qui refusaient la honte de l’ordre colonial.

Des journaux, des revues ont été les premiers à dénoncer l’abominable ; ainsi, dès le 15 janvier 1955, Claude Bourdet publie Votre Gestapo d’Algérie dans France Observateur et François Mauriac La Question dans l’Express. Puis paraissent les premiers témoignages de ceux, appelés ou rappelés, envoyés faire cette guerre : Robert Bonnaud, La paix des Nementchas dans Esprit, Georges Mattei, Jours Kabyles dans Les Temps Modernes, Des rappelés témoignent, du Comité de résistance spirituel, Le dossier Jean Muller dans les Cahiers de Témoignage chrétien. Dix ans après la Libération, torture et Oradour s’écrivent aussi en français.

Afin de combattre la « contre-propagande française », pour reprendre la formule de Jacques Soustelle, l’état d’urgence autorise le pouvoir à prendre « toutes les mesures pour assurer le contrôle de la presse et des publications de toute nature. » La saisie est une arme efficace, un journal ou une revue saisis sont, en raison de leur périodicité, un journal ou une revue morte. Le temps du livre n’est pas le même ; suppléant une presse entravée, divulguant l’information interdite, le livre va devenir un moyen essentiel pour dévoiler le visage du colonialisme et les raisons profondes du 1er novembre 1954, il va donner une identité aux sans visage qui se battent pour leur indépendance, permettre que l’humiliation des suppliciés extraite des geôles devienne une victoire de l’homme sur la barbarie, il va aussi faire entendre cette terrible détresse d’avoir vingt ans avec pour horizon les « corvées de bois », donner à ceux qui ont choisi la solidarité militante avec les colonisés le droit à s’exprimer. Face à cet espace de résistance à la guerre, au racisme, aux factieux, tous les moyens sont mis en œuvre : saisies, interpellations, menaces physiques, procès, pressions économiques, plastiquages, afin d’imposer l’impossible silence.

« À propos du conflit algérien, la mémoire collective a conservé le souvenir des libraires militants qui faisaient « la guerre à la guerre », mais l’étude de la période montre que d’autres libraires, plus nombreux encore, ont penché en faveur de l’Algérie française ». [4] Livres ostracisés, seuls ceux qui veulent savoir y accèdent, chez des libraires engagés, par des réseaux militants ou lors d’un passage en Belgique ou en Suisse. Toutefois, en dépit de ces difficultés, si, en raison du cours de l’histoire, la défaite politique du colonialisme était prévisible, cette guerre fut également perdue sur le plan moral et un rôle déterminant dans ce rejet de l’indignité revient au livre. Ce fut le résultat d’un travail éditorial conduit de façon rigoureuse et responsable : une seule accusation erronée peut jeter le discrédit sur l’ensemble des faits révélés, il s’agit donc, pour chaque cas ou événement rapporté, malgré les très grandes difficultés que les conditions de la guerre induisent pour vérifier les informations ou éviter de possibles manipulations, de s’assurer qu’il est avéré.

Cinquante ans après, ces milliers de pages (dans lesquelles sont cités des centaines de noms, y compris ceux de tortionnaires et des dizaines de lieux où ont été commises des exactions), représentent de véritables archives ouvertes dans lesquelles torture, camps de regroupement, enfumades, peines capitales, zones interdites, corvées de bois, attentats « homo »,[5] villages incendiés… sont consignés. Après 1962, de nombreux témoignages sont divulgués, confirmant les crimes dénoncés, mais il n’est pas de moyens militaires ou de méthodes répressives qui n’aient été révélés dans le cours même des événements. Le « devoir de mémoire », c’est aussi le mérite de ceux qui avec obstination, une main relayant l’autre, ont défendu « le passé, les fidélités et les propres lois » de la nation.

Si le rôle de l’écrit a revêtu une telle importance, cela tient au courage des emprisonnés, rappelés et appelés, intellectuels, journalistes, avocats, officiers, porteurs de valises, insoumis et déserteurs qui ont témoigné, à celui des imprimeurs qui les ont imprimés et aux éditeurs qui les ont publiés. De 1957 à 1962, le front éditorial tient à l’engagement de deux éditeurs, Jérôme Lindon et François Maspero. Certes, des livres ont été publiés chez d’autres éditeurs, c’est leur honneur, mais, sans les Éditions de Minuit et les Éditions Maspero, le cri des torturés serait resté étouffé, la désespérance d’une génération tue, les réseaux de soutien et d’insoumission anathématisés, la condition coloniale et le droit à l’indépendance défigurés ; sans cette prise de conscience de ce que les ouvrages publiés ont permis en France et hors de France, c’est jusqu’au cours de la guerre qui eût été différent. Dans cet acte de résistance, la place et le rôle de François Maspero sont exceptionnels, car à l’éditeur s’ajoute le libraire qui vont se conjuguer avec le militant anticolonialiste.

Comme chez le vigneron pour qui, du sarment au fût, le procès du raisin est passion, chez François Maspero, la passion de l’écrit va du manuscrit à sa mise sous presse et sa pose sur les rayons. En 1957, engagement intellectuel, il ouvre, au 40 de la Rue Saint-Séverin, La Joie de Lire qu’il veut différente. Son projet, « une librairie-bibliothèque au service des militants de la culture, de fiches de lecture, de listes thématiques, d’expositions et de débats », [6] non pas un lieu doctrinaire, mais un lieu où, de gauche, socialistes, révolutionnaires, novatrices, les idées se croisent, se confrontent, où celles de l’adversaire sont présentes pour être en mesure de les combattre, un lieu où est proposé un champ large de documents et d’écrits littéraires, de pamphlets et de travaux universitaires, un lieu qui incite à découvrir et à réfléchir. Les circonstances vont en faire une librairie militante.

Il n’y eut pas dans le cours de la guerre d’Algérie d’instrument plus efficace que La Joie de Lire pour la diffusion des livres, saisis ou non, sur cette « sale guerre », pour se procurer les publications clandestines ou semi-clandestines : Vérités Pour, expression du réseau Jeanson, Témoignages et documents et Vérité-Liberté, dont Pierre Vidal-Naquet fut l’un des principaux initiateurs. Très vite, La Joie de Lire devient incontournable, par ce que l’on y trouve et par la qualité de ceux qui, autour de François Maspero l’animent, annonçant, mouvement de libération nationale et desseins révolutionnaires conjugués, la référence absolue, de la librairie politique et militante que la Joie de Lire va représenter bien au-delà de l’hexagone.

Nouvelle dimension donnée à son projet, François Maspero crée, en 1959, les Éditions Maspero. Les premiers ouvrages publiés, Jaurès sur les origines du socialisme allemand, Nenni et la guerre d’Espagne, Fanon et l’An V de la révolution algérienne, inaugurent les collections « Cahiers libres » et « Textes à l’appui ». Regard et analyse d’un Français sur l’Allemagne, d’un Italien sur l’Espagne, d’un Martiniquais sur l’Algérie… comment mieux définir la raison d’être de cette exceptionnelle aventure éditoriale qui commence ?

L’ouvrage de Franz Fanon, dans ce qu’il démontre l’inversion du rapport de forces entre la logique du colonialiste qui « se bat pour maintenir identique l’image qu’il a de l’Algérien » et celle du colonisé dont « l’image dépréciée que l’Algérien avait de lui-même » se voit, dans le cours de la lutte de libération nationale, profondément modifiée. Fanon dévoile une donnée essentielle de l’inconditionnalité de la révolution algérienne. Puis, publiant La mort de mes frères de Zorah Drif, Nuremberg pour l’Algérie et La guillotine de Lachtar Moussa, François Maspero non seulement refuse la complicité du silence sur les exactions, mais accuse : « Si dénoncer des crimes de guerre, si soumettre des détails précis facilement vérifiables, si alerter l’opinion publique, si crier une ultime fois avant le bâillon… cela constitue ‘une aide au F.L.N.’ alors oui, je suis fier d’aider le FLN. Entre cette aide dictée par le respect professionnel de la vérité et le silence devant le génocide sciemment protégé par le Gouvernement français, il ne me paraît pas possible qu’il y ait à hésiter. Je pense que jadis certains éditeurs allemands se posèrent le problème et surent ne pas se taire pour plaire aux maîtres de leur pays. » [7]

Choix moral, choix politique, François Maspero édite Le refus de Maurice Maschino et Disponible de Georges Mattei : deux visages d’une génération appelée à quadriller et pacifier qui ont refusé de mettre entre parenthèses leur conscience ; l’un, rappelé, ayant vécu le traumatisme, choisira au retour « d’être avec les Algériens », l’autre fera le choix de l’insoumission. Affirmer le droit à l’insoumission fut un acte majeur du combat anticolonialiste. Le Manifeste des 121, rendu public le jour de l’ouverture du procès du réseau Jeanson, [8] représente une rupture radicale avec une position demandant la paix en Algérie tout en restant ambiguë sur la reconnaissance du droit à l’indépendance pour les colonisés.

Depuis le J’accuse de Zola peu d’appels ont autant soulevé les passions, interpellé aussi fortement le milieu intellectuel et participé davantage d’un engagement. À la posture moralisante, le Manifeste des 121 oppose un acte de rupture ; des signataires sont arrêtés, suspendus de leur poste, il est même demandé qu’ils soient jugés. Un membre de l’Académie de médecine va jusqu’à écrire : « chaque époque à ses excréments. Nous avons connu, en 1917, de telles épaves morales : c’étaient les défaitistes… Alors Clémenceau, s’appuyant sur les lois existantes, fort de l’opinion publique, convaincu que l’indulgence était un crime, fit fusiller une douzaine de traîtres ». [9] La seule évocation de l’insoumission vaut saisie, mais François Maspero, malgré les risques économiques mais aussi physiques encourus, assume son engagement et publie le « Manifeste » avec le nom des signataires et les réactions passionnées qu’il suscite. Il précise, dans l’avertissement de l’éditeur, prendre seul la responsabilité de cette édition et l’achevé d’imprimer de l’imprimeur, joli clin d’œil est ainsi rédigé : « pour le compte et le souci de François Maspero éditeur. »

Politique de la terre brûlée en Algérie, attentats en Métropole, Paris-Presse écrit : Maspero « est l’homme le plus plastiqué de France. » Pour parer aux menaces, des veilles sont organisées par ceux qui travaillent à la librairie et aux éditions, des amis, des étudiants viennent participer à la défense de la librairie.

En décembre 1960 se produit un événement que personne n’a prévu, pas plus à Tunis qu’à Paris. Des manifestants descendent massivement dans les rues d’Alger, scandant « vive l’Algérie ! », « vive l’indépendance ! ». Les drapeaux vert et blanc sortent des caches, le peuple, fait connaître sa détermination à ne pas céder jusqu’à l’indépendance mais, membres du gouvernement et séides de l’Algérie française ne renoncent pas, la guerre s’intensifie en France même et il est fait appel à des harkis. Dans ce climat de grandes tensions, les Éditions Maspero, malgré les saisies et les inculpations, poursuivent obstinément leur rôle d’information et de dénonciation avec la publication d’un dossier, Les harkis à Paris, relatant les exactions commises par ces mercenaires.

Engrenage infernal, afin de répondre à la chasse au faciès et aux mesures de couvre-feux prises par le gouvernement et Maurice Papon, préfet de police, une grande manifestation est organisée par le FLN le 17 octobre 1961. François Maspero et Jean-Philippe Bernigaud sont témoins de la tuerie qui va suivre : « A l’heure où, sous la pluie, le pavé noirci reflète les enseignes au néon, à l’heure où Paris fait la queue à la porte des cinémas, où Paris pousse la porte des restaurants, où Paris ouvre ses huîtres, au moment où Paris commence à s’amuser, ils ont surgi de partout à l’Étoile et à Bonne Nouvelle, à l’Opéra et à la Concorde, sur les avenues, sur les boulevards, aux portes de la ville, au pont de Neuilly. Ces portes que Paris leur fermait, vingt, trente, soixante mille Algériens les ont franchies sans bruit. » Ainsi, commence Ratonnades à Paris, document capital, publié dans les jours qui suivent, qui donne les raisons de la manifestation et éclaire par des témoignages d’Algériens, de journalistes et par des photos d‘Elie Kagan, les violences policières en exécution des ordres reçus. Noyées dans la Seine ou mortes sous les coups, on comptera plus de deux cents victimes. François Maspero écrit alors : l’atroce vérité « ne doit pas permettre à qui que ce soit de se donner le luxe de ces comédies où l’on répète : nous dénonçons, mais nous ne sommes pas du même monde. » [10]

Quatre mois après, Charonne sera le crime de trop, des centaines de milliers de personnes manifestent le jour des obsèques des huit manifestants assassinés. L’indépendance se profile ; François Maspero poursuit son travail, il publie un inventaire de huit ans d’atrocités, Le peuple algérien et la guerre. [11] Pour l’histoire, il fait paraître le travail d’André Mandouze, défenseur de la première heure d’une Algérie indépendante, La révolution algérienne par les textes et pour ce que pourrait être demain, Les accords d’Évian et l’avenir de la révolution algérienne, de Serge Moureaux.

La parole donnée aux colonisés, s’exprime également dans la belle collection Voix : Écoute et je te rappelle, poèmes de Malek Haddad, souffrant, à l’idée qu’il ne pourra écrire quand l’Algérie sera libre dans la langue de son peuple, théâtre d’Hocine Bouzaher, Des voix dans la Casbah et, ouvrage poignant par ses textes et ses dessins, Les Enfants d’Algérie.

Dépassant le champ de la guerre d’Algérie, François Maspero fut aussi l’éditeur de deux textes de révoltés, tous deux préfacés par Sartre : Les damnés de la terre et Aden-Arabie. Trente ans et une guerre mondiale séparent « J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie » de « Il s’agit pour le Tiers-Monde de recommencer une histoire de l’homme ». Résistance, insubordination, dissidence, face à tous les asservissements, la « génération algérienne » se retrouve dans ces deux livres qui font événement.

Être l’expression de cette génération va être le propos de Partisans « quand nous parlons de génération algérienne, c’est pour fixer ce que nous avons en commun. Nous avons dû résoudre un certain nombre de problèmes, seuls. Solidarité avec le peuple algérien en lutte pour son indépendance, refus de faire une guerre injuste » et en raison de notre pratique « nous croyons qu’il est des périodes dans l’histoire du mouvement révolutionnaire où c’est autour des intellectuels, avec ou sans mitraillette, que se cristallise l’action d’avant-garde : l’action ‘partisane’ nécessaire au dynamisme du mouvement révolutionnaire. » [12] Le premier numéro saisi, le second, censuré, Partisans survit aux poursuites et, refusant que « la génération algérienne soit une génération perdue », se veut acteur. Aucune revue n’a mieux reflété l’ébullition, les questionnements, les combats, les idées, les déchirures, les expériences politiques et révolutionnaires qui traversent alors sociétés et continents.

Les livres interdits, leur passage de France en Suisse ou de Suisse en France pour ceux édités à La Cité (ce à quoi ils doivent une bonne part de leur existence), l’échange d’information sur des ouvrages à paraître, furent notre terrain de complicité, complicité d’autant plus grande que la mise en adéquation de notre engagement politique avec notre engagement éditorial était un prolongement naturel. Une commune conception artisanale et militante de ce travail nous fait utiliser le courrier postal ; vers la France, les colis sont adressés à un petit réseau de destinataires travaillant aux éditions ou à la librairie. Souvent les envois passent les mailles du filet mais parfois un nom doit être enlevé de la liste après qu’un colis à leur intention ait été remarqué. Son contenu est alors retourné à l’expéditeur, maculé par un tampon « non admis, loi du 29 juillet 1881 ». Ainsi, malgré quelques avatars, sont sortis et entrés de France des milliers de livres délictueux…

Leçon d’exigence, deux attitudes se présentaient à François Maspero, soit s’en tenir strictement à son rôle d’éditeur engagé, soit adhérant à ce qu’il publie : engagement personnel et éditorial se confondent. Ce fut le choix de François, engagement dreyfusard quand il dit « en fait la motivation première de tout cela c’est, paradoxalement une forme de patriotisme », engagement éthique, « entre les chiens et les hommes », pour reprendre le titre de son article censuré dans Partisans.

Ce ne sont là que des fragments d’une réalité qui fut combien plus forte, complexe, difficile, chaleureuse. Un moment, fusion de l’histoire et de l’écrit, dont je ne laisserai personne dire que ce ne fut pas un grand et beau projet réalisé. Pour moi une grande et belle amitié.

Ouvrir le blog avec un texte (légèrement modifié) déjà publié dans François Maspero et les paysages humains, belle réalisation de Bruno Guichard, Julien Hage et Alain Léger, est paru évident dans ce que cette relation de temps et de liens passés s’inscrit dans une initiative présente, l’inauguration par l’association Littinérante et les éditions d’en bas, le 5 novembre à Lausanne (galerie Humus), de l’exposition réalisée par la librairie À plus d’un titre et la Maison des Passages à Lyon, sur François Maspero et ses éditions, une page d’histoire de l’édition et de la librairie, mais aussi une page d’Histoire militante.

Nils Andersson

Nota bene : Un mot à l’adresse de ceux, méprisables, qui se sachant impunis, François Maspero ne pouvant faire appel à la police, ont, pillant la librairie, avili le militantisme dans le caniveau du « prélèvement révolutionnaire ». S’ajoutant aux pressions économiques du pouvoir, ils ont mis en péril la Joie de Lire et les Éditions Maspero, détruisant un lieu, les faits l’ont montré, irremplaçable.

[1] Postface, Livre et militantisme, Éditions d’en bas, 2007

[2] «Peut-on à la fois faire l’histoire et l’écrire ?» a introduit la présentation des premiers « Cahiers libres »

[3] Jacques Debû-Bridel, Éditions de Minuit, Historique, 1945

[4] Histoire de la librairie française, sous la direction de Patricia Sorel et Frédérique Leblanc, avec la collaboration de Jean-François Lois, Éditions du Cercle de la librairie. 2008.

[5] Appelation utilisée par le service Action du SDECE pour les attentats individuels.

[6] «Comment je suis devenu éditeur», Le Monde, 26 mars 1982

[7] « Lettre au juge d’instruction », Nuremberg pour l’Algérie II, Éditions Maspero, 1961

[8] Procès et débats autour du procès sont publiés aux Éditions Maspero, sous le titre Le procès du réseau Jeanson.

[9] Charles Richet.

[10] Partisans, n° 2, 1961.

[11] P. Kessel et G. Pirelli.

[12] «À propos d’une génération algérienne », Partisans, n° 1, 1961