Jacques Vergès, du procès de la torture à la défense du tortionnaire

 

 Cet article a été publié dans le Svenska Dagbladet, le 23 juin 1987, alors que se tenait le procès de Klaus Barbie. Rédigé à l’intention de lecteurs suédois, le texte reflète le ton et le contexte du moment.

  Le procès de Klaus Barbie est, comme tous les procès d’anciens nazis, chargé d’histoire et d’émotion. L’efficacité du jeune officier SS dans ses tâches de répression comme chef de la Gestapo à Lyon, l’horreur des actes commis qui figurent dans le dossier d’accusation, l’ombre de Jean Moulin, ce grand résistant mort sous la torture et dont les conditions d’arrestation restent obscures, le fait que Klaus Barbie ait affirmé : « Je reste SS et, si je pouvais renaître mille fois, je recommencerais », tout cela oppose à ceux qui veulent l’oubli, la nécessité de la mémoire.

Mais ce procès n’est pas seulement marqué par la personnalité de Klaus Barbie, s’y ajoute celle de son défenseur, Jacques Vergès. Avocat d’exception, il a à son actif un impressionnant tableau de chasse de procureurs, de juges et de présidents de tribunal ridiculisés par la brillance de son verbe, mis en pièces par ses répliques, écrasés par son ironie et finalement enferrés dans sa logique implacable. Comme il aime à le dire « si on me marche sur le bout du pied, je frappe directement au cœur », cela avec la plus fulgurante des intelligences et un sens incontestable du spectacle et du paraître. Le tribunal transformé en arène de cirque romain.

C’est au milieu des années 1950, durant la guerre d’Algérie, que Jacques Vergès s’est fait connaître. En novembre 1954, un noyau de militants nationalistes algériens déclenchait l’insurrection armée qui après huit ans de guerre allait, avec les Accords d’Évian en 1962, faire de l’Algérie un État indépendant. Cette guerre fut inéluctablement une guerre sale, avec ses déportations de population et ses camps d’internement, ses opérations de nettoyage militaire et ses bombardements aveugles, ses arrestations arbitraires et ses procès bâclés. Et aussi, pour obtenir l’aveu, la volonté de détruire et d’avilir par la torture. Très vite, des avocats prirent la défense des nationalistes algériens. Jacques Vergès fut l’un d’eux.

Au début de 1957, il publie, avec Georges Arnaud, aux Éditions de Minuit un livre retentissant : Pour Djamila Bouhired, militante nationaliste dont il assure la défense après son arrestation. La bombe qu’elle avait déposée dans des locaux d’Air France n’avait pas explosé, mais d’autres bombes avaient fait des morts et la logique de la bataille d’Alger était l’obtention d’informations par tous les moyens pour remonter les filières. Bien que blessée par une balle, Djamila Bouhired fut horriblement torturée avant d’être condamnée à mort lors de son procès. N’ayant pas cédé sous la torture et ayant affirmé ses convictions nationalistes devant ses juges, le livre de Georges Arnaud et Jacques Vergès en même temps qu’il révélait l’usage de la torture faisait du nom de Djamila Bouhired un symbole de la lutte d’indépendance du peuple algérien.

Avec d’autres avocats, Jacques Vergès, établissent par la suite un dossier sur la base de témoignages recueillis en Algérie qui démontrait que la torture n’était pas une bavure, un acte isolé, mais bien une méthode pour mener la guerre. Ce dossier Les Disparus[1], inventoriait des centaines de cas de personnes arrêtées puis disparues et dont les familles cherchaient désespérément à connaître la vérité. Mais aussi, document à l’appui, ce dossier établissait la responsabilité, au travers des ordres donnés, des chefs militaires et des dirigeants politiques.

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Dans le déroulement de la guerre d’Algérie et dans le processus de sa solution, la dénonciation de l’usage de la torture joua un rôle capital dans ce qui fut une nouvelle affaire Dreyfus entre tenants de la tradition humaniste et tenants de la raison d’État, entre les exigences de l’intelligence et celles de la force. Ainsi l’Adresse au Président de la République, après la saisie du livre de Henri Alleg, La Question en avril 1958, demande de « condamner sans équivoque l’usage de la torture, qui déshonore la cause qu’il prétend servir. » Adresse signée par André Malraux, Roger Martin du Gard, François Mauriac et Jean-Paul Sartre.

On sait que l’indépendance de l’Algérie fut une victoire politique et il est certain que la dénonciation de la torture et le combat contre sa pratique furent un des éléments qui a le plus contribué à créer les conditions de cette victoire politique.

Comme défenseur des torturés et comme dénonciateurs des tortionnaires – et cela avec un incontestable courage physique vu l’état de haine existant – le rôle de Jacques Vergès fut très important. Comme avocat, Jacques Vergès a préconisé, appliqué et imposé (contre les réticences de plusieurs de ses confrères), un système de défense des militants du FLN qui allait transformer les tribunaux civils et militaires en un front de lutte pour la cause de l’indépendance de l’Algérie.

Dans un ouvrage collectif, Défense politique,[2] il justifie cette stratégie dite « de rupture » de la défense opposée à la stratégie du compromis qui a généralement cours. Fondée sur une défense offensive, mettant en pièces la procédure normale ou niant la compétence des tribunaux, contestant la hiérarchie judiciaire ou proclamant les raisons pour lesquelles luttent les accusés et la justesse de leurs actes, la défense devient procureur.[3]

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Certains reprochèrent alors à Jacques Vergès que cette méthode n’était pas dans l’intérêt des accusés qui risquaient la peine de mort. Il rétorqua que « l’exécution d’un prisonnier n’est pas un acte de justice, mais un acte politique, le choix que fait le pouvoir n’est ni fonction des dossiers ni de cas individuels. Sa décision est seulement fonction de la résistance que l’opinion publique, si elle est alertée, peut lui opposer ; c’est là la responsabilité de la défense, lors du procès. » Cela a été vérifié par les faits en de nombreux cas et Jacques Vergès s’est montré, dans ces circonstances, un propagandiste exceptionnel et un redoutable déstabilisateur des meilleures machines judiciaires.

Ligne de provocation qu’il fallait maîtriser. Ainsi, lors du procès dit de Mourepiane, lors duquel des militants algériens étaient accusés du plus important attentat commis en France par le FLN – l’incendie des dépôts d’essence de Mourepiane, près de Marseille – Vergès est venu avant le procès expliquer à des inculpés la stratégie de défense qu’il avait conçue. Elle comportait des risques de peines maximales pour les accusés. Ceux-ci demandaient une défense politique, ils étaient prêts à mourir pour la cause qu’ils défendaient, mais pas à jouer avec la mort. Ils exposèrent leur point de vue à Vergès, qui leur répondit que dans des procès politiques « deux et deux ne font pas toujours quatre ». Ils demandèrent alors à réfléchir et, le matin du procès, donnèrent leur réponse : « Pour nous deux et deux font quatre. »

Cela entendu, il n’est pas contestable que, durant la guerre d’Algérie, les procès devant servir à la défense de la politique du gouvernement français tournèrent souvent à la confusion de ses thèses, quand le procès ne fut pas simplement ajourné pour éviter qu’il ne devienne un tribunal pour l’accusation. La solution fut finalement de trouver un prétexte pour interdire, à Jacques Vergès et à d’autres avocats, le droit de plaider, ce qui venait à reconnaître l’efficacité de la stratégie de rupture.

C’est à cette même stratégie que Jacques Vergès se réfère pour la défense de Klaus Barbie.[4] Mais dans ce cas, elle est viciée. Dans le livre Défense politique, Jacques Vergès écrit : « Procureurs et Commissaires du gouvernement s’interrogent : comment sortir gagnants, ne serait-ce qu’une fois d’un procès politique ?… Ces Machiavels naïfs n’oublient qu’une seule chose, c’est qu’en face d’ennemis courageux, un procès politique ne se gagne que lorsque l’on a raison. Ils n’oublient qu’une chose, c’est qu’ils ont tort. » Jacques Vergès n’a certainement pas oublié les lignes qu’il a écrites et signées. Bien que grand expert en contradictions retournées, on ne peut que trouver une contradiction à sa thèse en posant la question : qui a tort dans le cas de Klaus Barbie ?

Soyons clairs, si un avocat d’assise affirme l’innocence d’un client assassin, il n’est ni ne devient un criminel. Par contre, quand un avocat se réclame de la défense politique, il s’identifie à ceux qu’il défend, à leur cause, à leur idéologie, à leur combat. La défense politique n’implique pas la négation des actes des inculpés, mais au contraire leur revendication et leur justification. On conviendra qu’en politique tous les combats ne peuvent pas se confondre. Entre Djamila Bouhired torturée et Klaus Barbie tortionnaire, réside une différence essentielle. Comment, en se fondant sur une logique partisane, concevoir défendre et justifier Djamila Bouhired, militante nationaliste, sortant de la Casbah avec une bombe artisanale dans son panier pour répondre à l’attentat de la Rue de Thèbes commis par des ultras de l’Algérie française, valoriser son courage sous les pires tortures et, devant un autre tribunal, défendre le rôle de Klaus Barbie, fonctionnaire zélé de l’Ordre nouveau ?

Cette logique, Jacques Vergès s’en réclame, mais il ne peut le faire qu’en assumant entièrement cette « contradiction » quand il déclare dans une interview : « Il est évident que dans ce genre d’affaires, le défenseur est partie prenante, qu’il amplifie lui-même le conflit et qu’il n’est pas possible qu’il ne soit pas fondamentalement d’accord dans les grandes lignes avec le combat de l’accusé… »[5] Ce qu’il fait lors du procès Barbie en banalisant des crimes qu’hier il pourfendait.

S’il y a rupture, ce n’est pas dans la stratégie de défense de Jacques Vergès, mais bien dans sa trajectoire politique, cela malgré l’habileté pour expliquer ce fait et malgré les regards de complicité pour laisser croire à un projet politique plus large. Jacques Vergès est passé du procès de la torture à la défense du tortionnaire.

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Quelques semaines après sa publication, rencontrant Jacques Vergès, je lui ai remis le texte de l’article publié dans le Svenska Dagbladet.

[1] Jacques Vergès, Michel Zavrian, Maurice Courrégé, Les Disparus, Le Cahier Vert, avec une postface de Pierre Vidal-Naquet, La Cité-Éditeur, 1959.

[2] A. Banabdallah, M. Courrégé, M. Oussedik, J. Vergès, M. Zavrian, Éditions Maspero, 1961

[3] Le retrait du procès de Klaus Barbie s’inscrit dans la stratégie de rupture de Jacques Vergès.

[4] Il doit être rappelé qu’une telle crainte s’est manifestée lors du procès Barbie, certains pensant que la résistance pourrait en sortie salie.

[5] L’Autre Journal, décembre 1985.