1954-1962-2019 : Salima Saharoui-Bouaziz

« Les enfants du 1er novembre 1954 sont de retour. 1962 : territoire libéré, 2019 : peuple libéré. C’est ce que je pense. Nous étions indépendants depuis 1962, mais nous n’avons pas eu l’impression d’être libres. Parce que la mafia a confisqué la révolution. Il y a eu cinquante-sept ans de gâchis.[1] » Celle qui parle, Salima Saharaoui-Bouaziz, militante du F.L.N. au sein de la Fédération de France, interviewée pour Le Monde.  Elle a été partie de ce moment où rien ne peut faire plier un peuple.

Son visage, sa voix :  elle est de ceux qui ne cèdent pas. Notre première rencontre, c’était en 1961, elle se présente aux éditions sous le nom de Saadia, elle accompagne Lakdhar, il est évident que ce ne sont pas leurs vraies identités. La raison de leur venue, proposer un manuscrit : L’aliénation colonialiste est la résistance de la famille algérienne. Travail sociologique à propos duquel Michel Leiris a écrit dans Les Temps Modernes[2] : « L’entreprise de dépersonnalisation (par voie de naturalisation individuelle ou d’assimilation) d’un peuple subjugué, l’incorporation d’un nombre plus ou moins élevé de ses éléments dans l’armée d’un colonisateur, l’avilissement d’une partie de ses filles et de ses femmes par la prostitution la plus vulgaire, le bouleversement introduit dans la société traditionnelle par l’exode d’une quantité de travailleurs et le mariage de certains d’entre eux  avec des métropolitaines, tels sont les thèmes traités par les auteurs, militants F.L.N. Ces quatre textes ne peuvent évidemment être regardés du même œil que s’ils étaient de froids essais sociologiques. Il faut y voir la dénonciation vigoureuse de quatre des plus criantes parmi les formes d’aliénation à lui-même qu’un peuple colonisé peut subir et contre lesquelles sa prise de conscience l’amène à réagir. »

Lakdhar, mentionne qu’il est un responsable dans la Fédération de France, sans plus de précisions ; Saadia expose avec détermination leur projet, le pourquoi et l’aboutissement de leur travail. Respectant les règles les plus strictes de clandestinité lors de leur venue comme pour les contacts à venir, je ne sais rien d’eux. Mais la communication orale, en confiance, brise tous les secrets et ainsi j’apprends par le « téléphone arabe », que Lakdhar est le responsable de l’OS (l’organisation spéciale) dans la Fédération de France, responsabilité qui explique une discrétion appuyée et qu’il n’a pas fait référence aux dirigeants de la Fédération de France que je connais en guise d’introduction. J’apprends aussi que Saadia a été une championne et recordwoman d’athlétisme avant de rejoindre la lutte de libération.

Dès le dépôt du manuscrit, la décision, pour moi, de l’éditer était prise. Lors de leurs passages suivants, ils seront aussi secrets et je gardais le silence sur le fait que je connaissais non pas leur identité, mais qui ils étaient. Nos contacts restèrent, selon les règles de la clandestinité, dans le cadre strict des nécessités éditoriales.

Dans la présentation de leur livre, Saadia et Lakdhar, vue lucide sur les conséquences au-delà de l’indépendance de la colonisation, écrivent : « Malgré les tergiversations d’un ennemi buté et les soubresauts d’une horde désemparée, pour nous l’indépendance est acquise (il faudra encore plus d’un an pour que cela soit réalité). Mais il nous restera à résoudre le grave problème de la liquidation des séquelles de cent trente années de domination coloniale », aliénation colonialiste concluent-ils, qui « laisse les corps vivants, mais anéantit les consciences.[3] »

1962. L’indépendance obtenue, nos parcours font que les contacts s’estompent et vont se limiter à une brève rencontre lors d’une venue à Alger, jusqu’à il y a quelques années, où Salima m’informe que les éditions Casbah veulent rééditer leur livre et me demande si je libère les droits. Évidemment.

Le contact est rétabli, comme en 1961, son visage, sa voix, elle est de ceux qui ne cèdent pas. J’en sais un peu plus sur son engagement, Salima avait vingt ans quand elle a adhéré au F.L.N. ; étudiante à Paris, elle participe à la grève de 1956 et en 1957, devient l’adjointe de Rabah Bouaziz à la Fédération de France, au sein de laquelle elle est très active pour défendre les droits de la femme, ce qui l’amener à diriger la Section des femmes[4]. Après l’indépendance, devenue neurologue, Salima poursuit sa lutte pour le droit à l’émancipation de ses sœurs ; quand, révolution bloquée, un homme sera désigné pour contrôler l’organisation des femmes, elle rompt, mais ne renonce pas. Engagée sur d’autres causes, elle réagit avec force contre des théatreux qui ironisent sur les réseaux de soutien ; à la mort de Didar Fawzi, militante des réseaux de soutien, l’une des cinq évadées de la prison de la Roquette, Salima témoignera de sa fidélité à « ma sœur et compagne de combat. » Lors de rares venues à Alger, nous échangeons sur le passé et le présent.

2019. Des millions de manifestants s’emparent de la rue dans toute l’Algérie, militante irréductible, Salima fidèle à elle-même déclare[5]:« Non je ne me reconnais pas en eux. Je les trouve mieux que nous ! À notre époque, nous avions un ennemi étranger, ce qui facilite l’engagement dans la révolution. Ces jeunes ont pris conscience que ce sont leurs frères qui les exploitent, ils ont donc davantage de mérite. » Elle m’écrit dans un mail : « Cette génération ne nous a pas demandé notre avis ni notre participation, elle est autonome et je lui fais confiance. En attendant je « vendredis » avec enthousiasme ». Elle est de ceux qui ne cèdent pas.

En 1954, les 22 qui ont déclenché la révolution ont unifié le peuple algérien par la lutte et dans la lutte pour l’indépendance, en 1962, l’indépendance réalisée, cette unité a été brisée. En 2019, de façon totalement imprévisible, elle s’est recréée, toutes générations réunies, mais Salima le sait, il est plus difficile ô combien de vaincre ceux qui vous exploitent qu’un occupant.

Fort des enseignements de la lutte de libération, de l’épreuve que furent les années noires et des expériences des printemps arabes, il y a l’espérance, exprimée par des Algériens, qu’un Mouvement de libération sociale parachève le Mouvement de libération national, en étant fidèle aux valeurs du 1er Novembre, de la Soummam et à celles du 22 février 2019. Que cette aspiration puisse se réaliser serait une deuxième victoire sur l’aliénation colonialiste qui « laisse les corps vivants, mais anéantit les consciences. »

[1] Eli Ezhar, Mémoires de combattantes, Le Monde, 9 juin 2019.

[2] Juin 1961.

[3] Saadia et Lakdhar, L’aliénation colonialiste et la résistance de
la famille algérienne, La Cité éditeur, 1961, réédité sous les noms
des Salima Saharoui-Bouaziz et Rabah Bouaziz, en 2015, aux Éditions
Casbah à Alger.

[4] L’article de Nail MacMaster ; Des révolutionnaires invisibles:
les femmes algériennes et l’organisation de la Section des femmes
du FLN en France métropolitaine, Revue d’Histoire moderne et
contemporaine, n° 59-4, 2012, apporte des informations sur le
contexte général et au sein du F.L.N., dans lequel le livre de
Saadia et Lakdhar a été publié.

[5] Article du Monde cité.